De l’effet Lindy

L’effet Lindy est une théorie selon laquelle l’espérance de vie future d’éléments non-périssables tels qu’une technologie, une idée ou une œuvre est proportionnelle à leur âge actuel ou, pour dire les choses plus simplement : si quelque chose a réussi à survivre pendant de nombreuses années, vous pouvez vous attendre à ce que cette même chose parvienne encore à survivre pendant une durée encore plus importante.

La première mention de l’effet Lindy  se trouve dans un article que Robert Goldman rédigea en 1964 pour le journal The New Republic. Dans ce dernier, intitulé « la loi du Lindy », Goldman racontait comment les humoristes de New-York se retrouvaient au restaurant “Le Lindy” où ils se livraient à des analyses leur permettant de prévoir leurs chances de se maintenir à l’antenne ou à l’affiche.

En 1982, le mathématicien Benoit Mandelbrot affina le concept en montrant que, mathématiquement, plus un humoriste apparaissait à l’écran, plus il augmentait ses chances d’y apparaître à nouveau à l’avenir ou, pour dire les choses autrement, comment l’espérance de vie future de certaines choses est proportionnelle à leur passé.

Au cours des années 2000, le philosophe et mathématicien Nassim Nicholas Taleb développa encore davantage cette idée dans deux livres : « Le Cygne Noir » et « Antifragile ». L’apport de Taleb fut, entre autre, de montrer que l’effet Lindy fonctionne à la fois comme un processus de vieillissement inversé, chaque année qui passe sans qu’il y ait extinction du phénomène double son espérance de vie additionnelle, mais aussi d’expliquer que l’effet Lindy permet de mesurer la robustesse d’un phénomène voire son antifragilité (les chocs et les crises le renforcent).

Comme l’explique Taleb : « Si un livre continue d’être imprimé quarante ans après sa sortie, on peut s’attendre à ce qu’il soit encore imprimé quarante ans plus tard. Mais s’il est encore imprimé dix ans après cela, on peut s’attendre à ce qu’il soit encore imprimé dans cinquante ans. Cette simple règle vous permet de comprendre pourquoi les choses qui existent depuis longtemps ne vieillissent pas comme des personnes mais qu’elles bénéficient au contraire du passage du temps. »

Sur les plans philosophiques et politiques, l’effet Lindy nous invite donc à considérer tout ce qui se présente comme un progrès ou une nouveauté avec scepticisme, non pas par pure hostilité mais tout simplement parce que ce qui a survécu au passage du temps et bénéficié de l’effet Lindy est par essence plus robuste, voire antifragile, que tout ce qui est nouveau.

Aujourd’hui, l’un des problèmes majeurs de nos sociétés est que celles-ci méconnaissent et rejettent l’effet Lindy pour embrasser avec ferveur un grand nombre d’idées ou de comportements qui n’ont pas été testées par le temps et dont les externalités, les effets secondaires, ne sont pas connues.

Pour certains phénomènes de fond, la présence ou non de l’effet Lindy doit se compter non pas en années mais en siècles. Par exemple, une religion comme le christianisme ou un système politique comme la monarchie existent depuis plus de 2000 ans, ils peuvent donc être considérés comme Lindy et il existe donc une très forte probabilité que ces derniers existent encore d’ici 2000 ans. A l’inverse, il est encore trop tôt pour se prononcer sur la viabilité à long terme de la République Française, vieille de seulement  250 ans et à plus forte raison encore de l’athéisme dont la généralisation date d’il y a à peine 50 ans.

Dans un monde de « progrès », il  est donc très intéressant d’appliquer la grille de l’effet Lindy aux idées, aux technologies et aux systèmes qui nous entourent

Ce qui est Lindy : la sagesse classique  (stoïcisme, Homère, Montaigne), la religion (monothéiste/polythéiste), la monarchie, les systèmes familiaux traditionnels, les petites villes et villages, tout ce qui a été construit avant 1945, l’agriculture et l’artisanat, les identités régionales, les livres, l’or.  

Ce qui n’est pas Lindy : le relativisme, l’athéisme, l’individualisme,  la démocratie parlementaire, les grandes métropoles, tout ce qui a été construit après 1945, l’économie numérique, l’universalisme, l’Union Européenne, les smartphones, la monnaie fiduciaire.

En règle générale, pour construire et préparer l’avenir, mieux vaut s’appuyer sur ce qui est Lindy que sur ce qui ne l’est pas. 

Des indicateurs économiques

Une des plus grandes perversions intellectuelles de notre époque est l’utilisation d’indicateurs et de méthodes en apparence scientifiques pour recouvrir d’un vernis de crédibilité les mensonges, les manipulations et les dogmes. Cette pratique systématiquement utilisée par les dirigeants politiques et les médias a pour conséquence désastreuse de fausser entièrement le rapport au réel, de susciter une méfiance envers la science en général et de contribuer à mettre dans le même sac les véritables experts et les charlatans.

Aucun domaine de la connaissance n’est épargné par ce phénomène mais à cause du rôle central qu’elle occupe dans nos sociétés contemporaines, la science économique est en une des principales victimes.

Disons les choses clairement : à peu près tous les indicateurs et tous les discours médiatiques sur l’économie sont totalement bidons.

Démonstration :

  • Le chômage

En France, le nombre de chômeurs se situe officiellement autour de 6 millions de personnes.

Ce chiffre n’intègre que les catégories A, B et C de demandeurs d’emplois.

En ajoutant les catégories D et E, les personnes inscrites au chômage mais qui ne cherchent pas d’emploi, on peut rajouter 600 000 chômeurs en plus. A noter que sur un an, la catégorie D, celle des personnes inscrites mais non tenues de chercher un emploi, a connu à elle seule une augmentation de 13.5%.  La même technique est employée aux Etats-Unis où, derrière le faible taux de chômage, se cache le fait que plus de 95 millions de personnes sont sorties de la population active et ne recherchent même plus d’emploi.

Enfin, le  taux de chômage est loin d’être une mesure pertinente car comme disait Coluche, « les gens ne veulent pas de travail, de l’argent leur suffirait » autrement dit, les emplois créés permettent-ils à ceux qui les occupent de vivre de façon décente ?

La réponse est non.  Les faibles de taux de chômage de l’Allemagne, de l’Angleterre et des Etats-Unis  s’expliquent en partie par des réformes qui ont conduit à la multiplication de mini-jobs payés l’équivalent de 3 ou 4€ de l’heure. La France, elle, a fait le choix de la dépense publique et d’un taux de chômage élevé pour éviter la paupérisation et l’explosion sociale mais même dans ce contexte, le salaire médian ne permet plus d’habiter dans les métropoles et d’élever une famille de deux enfants et le nombre de personnes touchées par le halo du chômage (proche du chômage sans y tomber) ne cesse d’augmenter.

Par ailleurs, il existe une tendance grandissante à la multiplication des missions couvertes par un intitulé de poste donné ou pour dire les choses autrement, un seul salarié réalise désormais des tâches qui occupaient autrefois deux ou trois personnes.

En réalité, dans toutes les économies développées, la situation de l’emploi est absolument désastreuse et les salaires réels, en plus d’être insuffisants, sont largement grignotés par l’inflation.

  • L’inflation

Un des principaux objectifs des banques centrales comme la BCE est de lutter contre l’inflation. Sur le papier, il s’agit d’un immense succès car l’inflation se trouve officiellement stabilisée autour de 1%.

En réalité, celle-ci est bien plus forte et grignote chaque année le pouvoir d’achat des ménages.

Certes, le prix de certains biens de consommation, essentiellement technologiques, diminue mais le prix de toutes les dépenses essentielles augmente : essence, électricité, gaz sans parler du poste le plus important, le logement. En l’espace de trente ans, le prix de l’immobilier en France a plus que doublé sans que les salaires n’en fassent autant. Sur ce point, il existe un véritable fossé entre ceux qui, déjà propriétaires, ont vu la valeur de leurs actifs augmenter de façon spectaculaire et ceux qui doivent débourser deux fois plus pour acquérir le même type de bien. Enfin, l’inflation prend une forme beaucoup plus insidieuse et très mal mesurée : la réduction de la qualité et de la quantité des biens et des services. Sous l’effet de la contraction économique, les opérateurs réduisent année après année certaines prestations qui allaient auparavant de soi comme par exemple, la présence de personnel au guichet dans les banques ou au comptoir des compagnies aériennes. Dans le même temps, de nombreux produits ont connu une réduction de leur quantité (bouteilles de 1.5l qui passent à 1l) ou de leur qualité (baisse de la teneur en cacao par exemple) soit pour préserver les marges des fabricants, soit à cause de l’augmentation du coût de certaines matières premières.

  • La croissance

Dans un précédent article, j’ai expliqué comment la contraction énergétique via la chute du Taux de Rendement Energétique (TRE) condamnait depuis les années 70 les économies à une contraction économique et à une croissance faible. Aujourd’hui, il est nécessaire de comprendre que la croissance de toutes les économies, y compris celle de la Chine, n’est rendue possible qu’à travers des manipulations comptables et l’émission d’une quantité titanesque de dettes, 188 trilliards à l’échelle mondiale. Cet endettement ne concerne pas seulement les états mais aussi les entreprises et les ménages. Non seulement, cet endettement massif menace l’avenir mais il est également utilisé par les classes dominantes pour accomplir un accaparement de richesses sans équivalent dans l’histoire de l’Humanité. Toute cette maigre croissance  constitue une gigantesque fuite en avant via l’endettement et cette stratégie est en train de détruire, via les taux négatifs qu’elle induit, le système financier ainsi que le concept même d’épargne.

Évolution de la masse monétaire des banques centrales

  • La monnaie

Comme je l’ai également expliqué, un des plus gros problèmes économiques de notre époque est que la monnaie elle-même ne vaut plus rien. La monnaie fiduciaire n’est  à l’origine qu’une convention et l’injection, depuis 2008, de centaines de milliards de liquidités  par mois dans l’économie par les banques centrales mondiales pour soutenir le système financier et l’activité économique a conduit au fait que cette convention elle-même n’a désormais plus aucune valeur. Tous les acteurs économiques sont les participants à un gigantesque jeu de chaises musicales qui attendent tous avec effroi que la musique s’arrête car ils savent qu’à ce moment,  ils assisteront à un véritable jeu de massacre financier.

Selon le prestigieux cabinet McKinsey, la prochaine crise entraînera la faillite de plus de la moitié des banques. Quand le système financier s’effondrera et que le public découvrira que l’argent pour lequel il a tant souffert et auquel il a consenti tant de sacrifices ne vaut plus rien, non seulement sa colère sera sans limite mais il n’ aura pas d’autres choix, de même que les états, que de revenir aux seuls véritables réserves de valeur et extincteurs de la dette que sont l’or et l’argent.

Tous ces éléments continuent d’être ignorés par les médias et les dirigeants politiques et les sujets économiques restent abordés, malgré la gravité de la situation, sous l’angle de l’anecdote ou via des indicateurs complètement faussés et privés de véritable signification.  Le peuple, lui, sent bien qu’il y a quelque chose de pourri au royaume de l’économie, sans pour autant posséder les connaissances suffisantes pour mesurer l’ampleur de l’escroquerie.

Tôt ou tard, tous devront faire face à cette réalité qui refuse pour l’instant d’être admise : nous assistons à la fin d’un modèle économique, né de la révolution industrielle et de l’exploitation des énergies fossiles, et ces 200 ans que nous avons pris pour la règle ne sont en réalité, à l’échelle de l’histoire économique, rien de plus qu’une exception.

Du “Joker”

Véritable phénomène culturel et succès inattendu au box-office, le film de Todd Phillips,  Joker  a su de toute évidence parler à son époque.  Sous couvert de dévoiler la genèse du célèbre antagoniste du justicier Batman, il décrit le basculement dans la folie et le passage à l’acte criminel d’un jeune homme perturbé, Arthur Fleck, comique et clown raté, évoluant dans une métropole ravagée par la violence gratuite et la pauvreté.

Loin d’être un film de super-héros,   Joker  se veut avant tout un film social qui utilise le célèbre personnage pour parler de son époque. Métaphore d’une Amérique ou plus largement d’un monde occidental marqué par les inégalités sociales, l’incivilité, l’isolement et l’abandon des classes populaires par des élites brutales et donneuses de leçons, la ville de Gotham City dépeint une société en phase terminale de décomposition.

Le film montre comment un tel terreau, via l’humiliation quotidienne, l’absence de perspectives et la destruction des derniers garde-fous sociaux sous prétexte d’économies budgétaires, peut conduire au basculement d’un individu dans la vengeance et la violence. Le Joker, c’est à la fois les Gilets Jaunes ou les « déplorables » de l’Amérique de Trump conspués par Hillary Clinton et l’establishment.

Malheureusement, tout comme l’époque qu’il décrit, Joker  refuse de faire de la politique ce que l’antihéros ne manque d’ailleurs pas de le rappeler au début de la scène clé du film.  Pour le Joker comme pour les révoltés du monde d’aujourd’hui,  la révolte est avant tout une affaire personnelle. Sauf qu’une addition de souffrances et de révoltes, aussi légitimes soient-elles, ne suffit pas à fonder un projet politique.

En ce sens, Joker est un pur produit de son époque et un excellent révélateur de ses limites : un film qui se veut politique  mais qui réduit cette dimension à son l’aspect individuel et émotionnel. A aucun moment, il n’est  en effet question ni des causes, ni des idéologies, ni de l’éventuelle construction d’un projet collectif  susceptible d’apporter une solution aux problèmes.

Il y a pratiquement 50 ans, Taxi Driver de Martin Scorcese dont  The Joker est un quasi-remake avec De Niro en guise de fil rouge, abordait exactement le même sujet mais prenait soin de s’attarder longuement sur la responsabilité du politique dans la déliquescence de la société. Il y a vingt ans, Fight Club de David Fincher, autre influence évidente, allait encore plus loin en montrant comment le héros parvenait à échapper à son aliénation en créant une véritable armée révolutionnaire et un nouveau système de valeurs.

Joker, lui, ne se contente que de constater la souffrance et de montrer comment un homme que l’époque a poussé jusqu’au bout de sa folie peut devenir un instrument jouissif de la vengeance sociale ainsi que le héraut  de tous les opprimés.  Mais sans projet collectif, ni buts politiques, cette révolte individuelle reste stérile et n’aboutit qu’à un chaos qui soulage brièvement mais ne résout absolument rien.

La grande faiblesse  de Joker, qui explique son immense succès, est d’être totalement de son époque : nihiliste, narcissique et farouchement individualiste. Ce que montre en réalité Joker, c’est que notre société  a perdu jusqu’à la capacité de faire  de la politique, c’est-à-dire d’imaginer des projets collectifs visant le bien commun.

Après Moi le chaos.

Leçon de Joker et épitaphe de notre époque.

Des boucs émissaires

Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font.” Luc 23:34

Dans ses livres « La violence et le sacré » ou « Achever Clausewitz », le philosophe René Girard a parfaitement analysé les ressorts psychologiques et anthropologiques secrets qui gouvernent la violence mimétique.

Ce travail nous permet de comprendre deux choses très importantes :

1-Dans un conflit, le phénomène mimétique nous conduit toujours à devenir notre ennemi.

Par conséquent, s’il veut triompher du monde islamique, le monde occidental va devoir devenir comme lui, c’est-à-dire renoncer à la modernité et revenir à ses fondamentaux.  

C’est justement cette éventualité, confusément pressentie, qui est insupportable pour les sociétés européennes car accepter cette nécessité reviendrait à admettre qu’elles se sont trompées sur tout et que le sacrifice sur l’autel du “progrès”, de la religiosité, de la force, de l’honneur, des modèles familiaux traditionnels, de l’autorité, de la hiérarchie et du sacré, les a en réalité conduit dans une impasse.

2-Tout groupe humain se débarrasse de sa violence en la transférant sur un bouc émissaire qu’il finit par sacrifier. Or, aujourd’hui, confrontée à une agression sans précédent, la civilisation occidentale ne peut pas riposter de façon proportionnelle car en vertu de la loi de la violence mimétique et de la montée aux extrêmes, cela signifierait ouvrir un conflit avec le monde islamique et déclencher ainsi une nouvelle guerre mondiale qui, à ce stade, risquerait de faire disparaitre l’ensemble de l’Humanité.

Fidèles à leur héritage chrétien, les Occidentaux ont donc décidé de se sacrifier pour sauver le monde. L’apathie de l’Occident face à la conquête islamique, la haine de soi, le refus de faire des enfants au nom de l’écologie ne peuvent s’expliquer de façon satisfaisante que par le fait que  les Occidentaux ont choisi de canaliser la violence du monde en devenant eux-mêmes le bouc émissaire offert en sacrifice. Dans le même temps, le refus par les pays d’Europe de l’Est de jouer ce rôle s’explique  par leur expérience préalable d’un demi-siècle de souffrance sous le joug communiste et que par conséquent, ces peuples considèrent qu’ils furent autrefois offerts en sacrifice pour éviter à l’Occident un conflit ouvert avec l’URSS.

Cette brève analyse permet de comprendre pourquoi compte tenu des enjeux et des facteurs psychologiques et anthropologiques à l’œuvre, quiconque souhaite sauver la civilisation européenne doit aller au-delà de la politique pour mobiliser les forces puissantes et primitives du sacré.

Pour sauver les peuples européens, il faut donc les aider à rejeter la modernité et les accompagner dans cette démarche, une vérité déjà comprise par un grand nombre de patriotes, mais aussi, et il s’agit là d’une entreprise bien plus difficile, les faire sortir du rôle du bouc émissaire en leur rappelant que le génie européen justifie que l’Europe soit sauvée et qu’il est donc à ce titre criminel de s’offrir aussi bêtement en sacrifice.

Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve.

Pour aller plus loin:

De la religion de l’Homme

Du triomphe de la Croix

Metropolis, Fritz Lang, 1927

Du quotient intellectuel

La carte n’est pas le territoire.

Alfred Korzybski.

Que ce soit via la fameuse carte de QI qui agite les réseaux sociaux ou sur les tests censés révéler l’existence du surdon, la question du QI et de sa mesure fait un retour en force dans le débat intellectuel.

Conçu à l’origine par le français Alfred Binet pour détecter le retard mental, le QI est en réalité, une fois sorti de ce rôle, un indicateur dépourvu de signification et il est regrettable qu’il se soit imposé comme la  mesure par excellence de l’intelligence dans l’esprit du public avec le soutien d’une partie de la communauté scientifique.

Dans un article très détaillé, Nassim Nicolas Taleb a expliqué pourquoi aussi bien sur le plan statistique que philosophique, le QI représente une escroquerie intellectuelle. De mon côté, j’ai proposé plusieurs hypothèses permettant d’expliquer les inégalités entre les individus et les groupes humains et expliqué pourquoi cet outil n’est pas du tout adapté pour identifier le surdon.

Plutôt que de revenir sur des arguments qui ont été longuement développés ailleurs, je voudrais revenir sur la critique centrale du QI qui, en dépit de sa grande simplicité, semble échapper à beaucoup.

La principale faiblesse du QI est qu’il s’agit d’un instrument beaucoup moins efficace et beaucoup moins rigoureux  que la mesure directe. 

Comme je l’ai expliqué, si vous voulez savoir si quelqu’un est surdoué, plutôt que de lui faire passer un test, regardez en temps réel comment fonctionne son cerveau dans un IRM. Si vous êtes vous-même surdoué, il vous suffira de quelques minutes de conversation pour déterminer si vous avez ou non à faire à un surdoué.

De la même manière, si vous devez recruter quelqu’un, plutôt que de regarder son diplôme ou son QI, il vaut mieux  regarder ses réalisations concrètes ou mieux encore, lui faire accomplir  la tâche pour laquelle vous allez le recruter et voir comment il se débrouille.

Enfin, pas besoin d’une carte de QI pour se rendre compte de l’insuffisance de certains groupes humains dans leur organisation ou dans leur culture, il suffit pour cela d’aller sur le terrain ou plus simplement encore de constater leur place ou leur influence  au sein de la hiérarchie mondiale.  

En réalité, le QI est un outil qui fut inventé pour répondre à une problématique industrielle : détecter rapidement les inaptes souffrant d’un profond retard mental dans le cadre de l’enseignement obligatoire et de la conscription militaire.  Au-delà de ce cadre, l’outil  n’est plus pertinent et devient même dangereux car il se substitue, par paresse intellectuelle,  à l’analyse concrète et réelle des qualités et des compétences des individus. Le QI, comme le diplôme, ne mesure en réalité  que la capacité à passer un test dans les conditions d’administrations de ce dernier et non la compétence réelle, sans parler du fait que ces tests sont souvent conçus par des individus dont le fonctionnement intellectuel se trouve particulièrement adapté, quelle surprise, à la résolution de tests de QI…

Tous les débats autour du QI révèlent en réalité la puissance de la mesure,  l’enjeu de son contrôle par un groupe et l’importance qu’elle revêt pour la validation sociale des compétences d’un individu ou de l’attribution de sa place au sein d’une hiérarchie. C’est pour cela que toute personne qui a été détectée comme surdoué par un test de QI refusera d’admettre que ce test est privé de toute signification. De la même manière, toute personne qui a investi plusieurs années de sa vie dans l’obtention d’un diplôme refusera toujours d’admettre que celui-ci ne dit rien de ses compétences et pire, qu’un autodidacte consciencieux et passionné  peut faire aussi bien, voire mieux. 

En dernière analyse, le QI est un enfant de cette modernité qui au nom de méthodes et de principes en apparence « scientifiques » et « rationnels »  construit une nouvelle forme de totalitarisme qui refuse de voir des individus pour ne plus voir que des numéros et des indicateurs pouvant être traités   avec « efficacité »  par le système.  Ceux qui, notamment dans la résistance patriote, utilisent cet outil avec gourmandise pour illustrer l’inégalité entre les races humaines ne se rendent pas compte qu’ils participent ainsi  à renforcer le système et les valeurs  qu’ils prétendent combattre.

Autant il est absurde et dangereux de nier les inégalités entre les individus et les groupes humains, autant il est tout aussi absurde et dangereux d’attribuer ces inégalités à un indicateur aussi totalitaire et privé de signification que le quotient intellectuel.

De la science moderne

“La science, c’est la croyance dans l’ignorance des experts.”

Extraits de l’article d’Adam Mastroianni publié le 13 décembre 2022 sur Substack sous le titre « The rise and fall of peer-review ». Traduit de l’anglais par Stanislas Berton.

Au cours des soixante dernières années, la science a mené une expérience sur elle-même. Cette expérience était assez mal conçue, elle ne comportait pas de facteur aléatoire ou de groupe témoin. Personne n’était responsable et personne n’effectuait des évaluations régulières. Et pourtant, c’était l’une des plus grandes expériences jamais réalisées et celle-ci impliquait chaque scientifique de la planète.

La plupart des gens n’avaient pas conscience de faire partie d’une expérience. Beaucoup d’entre eux, moi compris, n’étaient pas nés quand l’expérience a commencé. Si nous avions remarqué ce qui se passait, peut-être aurions-nous exigé un niveau minimum de rigueur scientifique. Il est possible que personne n’ait soulevé d’objections parce que la validité de l’hypothèse apparaissait comme une évidence : la science se portera mieux si quelqu’un vérifie chaque article de recherche et rejette ceux qui ne satisfont pas certains critères. Ce processus fut appelé « l’évaluation par un comité de lecture » (peer-review, littéralement évaluation par les pairs ).

[…]

Après la seconde guerre mondiale, les gouvernements se mirent à investir des sommes colossales dans la recherche et ils convoquèrent des chercheurs pour s’assurer qu’ils ne gaspillaient pas tout cet argent dans des projets fumeux. Ce financement donna naissance à un véritable déluge d’articles scientifiques. Des revues qui avaient eu autrefois des difficultés à remplir leurs pages avaient désormais des difficultés à faire le tri parmi tous les articles proposés. Évaluer les articles avant leur publication, chose assez rare jusqu’aux années 60, devint une pratique de plus en plus courante. Puis, elle devint universelle.

Aujourd’hui, la plupart des revues scientifiques font appel à d’autres scientifiques pour évaluer les articles et ceux qui ne plaisent pas à ces évaluateurs sont rejetés. Vous pouvez toujours écrire à vos amis à propos de vos recherches mais les comités de recrutement ou d’attribution des bourses se comportent comme si la seule science existante était celle publiée dans les revues scientifiques avec comité de lecture. Tel est la grande expérience qui est conduite depuis six décennies.

Nous avons obtenu les résultats : cette expérience est un échec.

Beaucoup d’argent pour rien

L’évaluation par comité de lecture fut un investissement aussi colossal que coûteux. D’après une estimation, les scientifiques y passent collectivement l’équivalent de 15 000 années de travail par an. Le passage d’un article à travers le système d’évaluation peut prendre des mois ou des années, ce qui représente un temps considérable quand vous êtes en train de chercher à résoudre le problème du changement climatique ou de guérir le cancer. Et les universités dépensent des millions pour avoir accès aux revues scientifiques, quand bien-même l’essentiel de la recherche est financé par les contribuables et que pas un centime de tout cet argent n’arrive dans la poche des auteurs ou des évaluateurs.

Les gros investissements doivent avoir de grosses retombées. Si vous dépensez cent millions d’euros pour l’enseignement, vous êtes en droit d’espérer que cette dépense aura eu un impact positif sur les élèves. Si vous revenez quelques années plus tard et que vous demandez dans quelle mesure vos cent millions ont permis d’améliorer les choses et que tout le monde vous répond : « euh, on n’est pas vraiment sûr de l’impact que cela a eu et nous sommes furieux que vous osiez poser la question », vous seriez vraiment très en colère. De la même manière, si les comités de lecture ont vraiment amélioré la science, cela devrait se voir et il y aurait de quoi être mécontent si ce n’était pas le cas.

Et ce n’est pas le cas. Dans de nombreux domaines, la productivité de la recherche a été stagnante ou en déclin depuis des décennies et l’évaluation par comité de lecture n’a pas eu d’impact sur cette tendance. Les nouvelles idées échouent à remplacer les anciennes. De nombreux résultats passés par le processus de « peer-review » ne peuvent pas être répliqués et beaucoup d’entre eux sont tout simplement faux. Quand vous demandez à des scientifiques d’évaluer les découvertes du 20ème siècle en physique, médecine ou chimie qui ont obtenu des prix Nobel, ils déclarent que celles qui ont été faites avant le « peer-review » sont aussi bonnes voire meilleures que celles qui sont venues après. D’ailleurs, vous ne pouvez pas leur demander d’évaluer les découvertes nobélisées entre 1990 et 2000 car il n’y en a tout simplement pas assez.

[…]

Post mortem

Qu’est-il passé ?

Voici une question simple : est-ce que le processus d’évaluation par comité de lecture fonctionne comme prévu ? Est-ce qu’il permet de détecter la recherche de mauvaise qualité et l’empêcher d’être publiée ?

Ce n’est pas le cas. Des scientifiques ont mené des études consistant à ajouter des erreurs aux articles de recherche, de les envoyer aux évaluateurs et de mesurer combien d’erreurs ceux-ci détectent. Quand leurs performances sont mesurées, les évaluateurs obtiennent des résultats calamiteux. Dans une étude, les évaluateurs n’ont détecté que 30 % des erreurs les plus graves, dans une autre 25 %, et dans une troisième, 29 %. Il s’agissait d’erreurs très graves telles que « cet article prétend utiliser un méthode de contrôle aléatoire mais ce n’est pas le cas » et « quand vous observez les graphiques, il est évident qu’il n’y a aucun effet » ou encore « les auteurs tirent des conclusions qu’aucune donnée ne vient soutenir. » La plupart des évaluateurs n’ont absolument rien vu.

En fait, nous avons beaucoup de preuves concrètes que le processus de « peer-review » ne fonctionne pas : des articles de recherche bidons sont publiés tous les jours que Dieu fait. Si les évaluateurs faisaient leur travail, il y aurait beaucoup d’histoires du type « Le professeur Cornelius Toutbidon a été licencié après avoir publié une étude truquée dans une revue scientifique. » mais nous n’entendons jamais des histoires de ce genre. Au contraire, presque toutes les histoires concernant la fraude scientifique commencent avec la validation de l’article et sa publication. Suite à celle-ci, un bon samaritain -souvent quelqu’un qui travaille dans le même laboratoire que l’auteur !- détecte un problème et se met à enquêter. C’est ce qui s’est passé pour cet article sur la malhonnêteté qui a visiblement utilisé des données fictives (suprême ironie), ou bien ces types qui ont publié des dizaines, voire des centaines d’articles bidons, sans parler de ce champion toutes catégories :

Pourquoi les évaluateurs n’arrivent pas à détecter les erreurs et les falsifications les plus grossières ? Une des raisons est qu’ils ne regardent jamais les données brutes utilisées par les articles qu’ils évaluent, alors que c’est justement l’endroit où il est le plus probable de trouver la majorité des erreurs. La plupart des revues n’exigent pas que vous rendiez vos données publiques. Vous êtes censé les communiquer « sur demande » mais la plupart des auteurs ne le font pas. C’est ainsi que l’on se retrouve avec des situations dignes de sitcom où 20 % des articles scientifiques sur la génétique contiennent des données totalement inutiles car Excel a auto-corrigé les noms des gènes en mois et années.

(Lorsqu’un rédacteur en chef d’une revue a demandé aux auteurs de communiquer les données brutes après avoir envoyé leurs articles à sa revue, la moitié d’entre eux ont décliné et ont rétracté leur publication. Pour l’éditeur, cela suggère «la probabilité que les données brutes aient été totalement inventées »)

[…]

« Comité de lecture », nous ne t’avons jamais pris au sérieux

Il y a une autre façon de voir si le processus d’évaluation par comité de lecture fonctionne : a t’il vraiment gagné la confiance des scientifiques ?

Les scientifiques disent souvent qu’ils prennent le processus de « peer-review » très au sérieux. Mais la plupart des gens disent souvent des choses qu’ils ne pensent pas comme « heureux de vous voir » ou « je ne te quitterai jamais ». Si on regarde ce que font vraiment les scientifiques, il est clair qu’ils ne font pas grand cas du processus d’évaluation par comité de lecture.

Premièrement, si les scientifiques prenaient vraiment le processus de « peer review » au sérieux, ils prendraient en compte les retours et réécriraient l’article quand celui-ci est rejeté. Au lieu de ça, ils se contentent de publier le même article dans une autre revue. C’est une des premières choses que j’ai appris en tant que jeune psychologue lorsque ma responsable de thèse m’a expliqué qu’un « important facteur stochastique » jouait dans la publication (traduction : c’est totalement aléatoire, mec). Si ça ne marche pas avec la première revue, essayez avec une autre. Selon elle, être publié c’était comme jouer à la loterie et la meilleure façon de gagner était de bourrer l’urne avec un maximum de billets. Quand des scientifiques sérieux et réputés affirment que le prétendu système de fact-checking scientifique ne vaut pas mieux que le hasard, c’est vraiment que quelque chose ne tourne pas rond.

Deuxièmement, une fois que l’article a été publié. Les évaluations sont détruites. Quelques revues les publient, la plupart ne le font pas. Tout le monde se fiche des évaluations ou des modifications faites par les auteurs en retour, ce qui suppose que personne ne prend les évaluations au sérieux.

Et troisièmement, les scientifiques prennent au sérieux des travaux qui n’ont pas été validés par un comité de lecture sans trop se poser de questions. Nous lisons des « preprints », des articles de travail, des posts sur des blogs et aucun d’entre eux n’ont été publiés dans des revues à comité de lecture. Nous utilisons les données de Pew, Gallup (NDT : instituts de sondage américains) et du gouvernement, qui n’ont pas non plus été évaluées. Nous assistons à des conférences où des gens parlent de projets non-évalués et personne ne se tourne vers son voisin pour lui dire :  « C’est vraiment très intéressant, j’ai vraiment hâte que ça passe dans une revue à comité de lecture afin de savoir si c’est vrai. »

[…]

« Comité de lecture »: mieux que rien

L’évaluation par comité de lecture ne fonctionne pas et le système ne peut probablement pas être sauvé. Mais c’est toujours mieux d’avoir un peu de contrôle que pas du tout, non ?

N’importe quoi.

Imaginez que vous découvriez que la méthode des services d’hygiène pour inspecter la viande est d’envoyer un gars (Robert) pour renifler la viande et dire si ça sent bon ou pas. Et si la viande de bœuf passe le test du reniflage, elle reçoit une certification « inspectée par les services d’hygiène ». Si les choses se passaient ainsi, je pense que vous seriez furieux. Il est possible que Robert trouve des morceaux de viande avariée mais beaucoup de pièces dangereuses pour la santé risquent de ne pas être détectées. Un mauvais système est pire que rien parce qu’il fait croire aux gens qu’ils sont en sécurité alors que ce n’est pas le cas.

C’est exactement ce que notre système d’évaluation par comité de lecture fait et c’est dangereux.

[…]

La science doit être libre

Pourquoi le processus d’évaluation par comité de lecture nous a t’il semblé raisonnable en premier lieu ? Je pense que nous avons une fausse idée de la façon dont la science fonctionne. Nous traitons la science comme un problème de maillon-faible dans lequel le progrès dépend de la qualité de votre plus mauvais travail. Si vous croyez en la science de maillon faible, vous pensez qu’il est très important d’attaquer les idées fausses à la racine, et, idéalement, de les empêcher d’être publiée en premier lieu. Ce n’est pas grave si de bonnes idées sont éliminées au passage parce qu’il est vital de se débarrasser de tout ce qui ne tient pas la route.

Sauf que la science est un problème de maillon fort : le progrès dépend de la qualité de votre meilleur travail. Les meilleures idées ne s’imposent pas toujours immédiatement mais elles finissent par triompher parce qu’elles sont plus utiles.

[…]

Si cette conception vous inquiète, je vous comprends. Si nous laissons les gens dire ce qu’ils veulent, ils diront parfois des choses fausses et cela peut sembler effrayant. Mais à l’heure actuelle, nous n’empêchons pas vraiment les gens de dire des choses fausses, nous faisons juste semblant. En réalité, il nous arrive même parfois de donner notre bénédiction à des mensonges via un gros autocollant sur lequel il est écrit : « ÉVALUÉ PAR UNE REVUE SCIENTIFIQUE PRESTIGIEUSE » et ces étiquettes sont très difficiles à enlever. C’est bien plus effrayant.

[…]

Que faire ?

[…]

Que devrions-nous faire ? Et bien le mois dernier, j’ai publié un article, c’est à dire que j’ai mis en ligne un PDF sur Internet et je l’ai écrit sans jargon pour que tout le monde comprenne. J’ai été totalement transparent et j’ai même avoué que j’avais oublié pourquoi j’avais fait telle étude. J’ai ajouté de l’humour parce que personne n’était là pour me dire de ne pas le faire. J’ai mis à disposition du public toutes les données, le code et les éléments de l’étude. Je me suis dit que si je passais pour un crétin, personne ne le remarquerait et qu’au moins, je m’étais bien amusé en faisant ce qui me semblait être un travail valable.

Avant même que j’ai pu parler de ce travail, des milliers de gens l’avaient déjà trouvé, lu et retweeté.

J’ai reçu des critiques très constructives de la part d’inconnus. Des professeurs réputés m’ont envoyé des idées. La radio NPR a voulu m’interviewer. Mon article a désormais plus de vues que mon dernier article publié dans la prestigieuse revue à comité de lecture Proceedings of the National Academy of Sciences. Et j’ai l’intuition que beaucoup de gens ont lu l’article jusqu’à la fin car les derniers paragraphes ont suscité de nombreux commentaires. Alors, je suppose que j’ai fait quelque chose qui a plutôt bien marché.

Je ne sais pas à quoi ressemblera le futur de la science. Peut-être que nous rédigerons des articles interactifs dans le méta-verse ou que nous téléchargerons les données brutes directement dans notre cerveau ou que nous chuchoterons nos découvertes sur le dance-floor lors de rave-parties. Dans tous les cas, ça sera toujours mieux que ce que nous avons fait au cours des soixante dernières années. Et pour y arriver, nous devons tous faire ce que nous savons faire le mieux : expérimenter.

Notes du traducteur :

1) L’échec de la science moderne fondée sur le processus de « peer-review » pose la question plus large des sources et des processus pouvant être considérés comme fiables dans la diffusion du savoir et l’acquisition de connaissances nouvelles. A bien des égards, mon propre travail, notamment à travers ma série d’essais « L’Homme et la Cité » et mon site internet, vise à apporter une réponse à cette question doublée d’un exemple concret d’une approche alternative appliquée aux sciences humaines et politiques. A moyen-long terme, le modèle universitaire et scientifique actuel est condamné à disparaître et beaucoup de gens vont découvrir qu’ils ont investi beaucoup de temps et d’efforts dans un système aussi inefficace que corrompu. Dans cette période de transition, la notion clé est celle de la confiance : a qui avez-vous décidé de vous fier et dans quelle mesure cette confiance repose sur une adéquation entre les modèles explicatifs proposés et le monde réel ?

2) L’opération Q, faussement appelé Qanon par les médias, constitue un exemple concret d’un phénomène important totalement ignoré par la plupart des analystes politiques. Quoi que l’on pense de son contenu ou de son orientation idéologique, l’opération Q représente un événement majeur à la fois sur le plan politique (trumpisme) sociologique (les anons), militaire (guerre de l’information), psychologique (ingénierie sociale) et géopolitique (guerre contre le mondialisme). Nombre d’éléments communiqués dès 2017 par cette opération se sont d’ailleurs révélées cruciaux pour comprendre certains bouleversements géopolitiques majeurs des années 2020 ( changement de politique en Arabie Saoudite par exemple). Malgré cela, l’opération Q continue d’être considérée, y compris par une partie des dissidents, comme une simple “théorie du complot” indigne d’étude ou d’analyse.

Pour aller plus loin :

What is science? (Richard Feynman)

De la rationalité

De l’intellectuel-Mais-Idiot (Taleb)

Le futur n’aura pas lieu (Vertumne)

Erreurs dans une majorité de publications scientifiques

L’empire du mensonge (Geddes)

De l’origine abiotique du pétrole

De la spécialisation

If our small minds, for some convenience, divide this glass of wine, this universe, into parts -physics, biology, geology, astronomy, psychology and so on- remember that nature does not know it ! Richard Feynman

La spécialisation est l’exigence de l’époque.

Si vous voulez faire carrière dans le monde universitaire ou l’enseignement, il faut absolument que vous vous ultra-spécialisiez dans un domaine de la connaissance.  Si vous voulez intervenir dans les médias, il faut que vous puissiez être identifié comme un « spécialiste » susceptible de faire bénéficier le public de son « expertise » sur un sujet. Et si vous voulez vraiment parler du tout plutôt que de la partie ou simplement proposer une explication faisant appel à plusieurs champs du savoir, vous devez impérativement vous présenter comme un « philosophe ».

Cette obsession de la spécialisation et de la classification se retrouve partout à l’œuvre dans le monde occidental où elle est en train de détruire toute pensée originale et toute forme de vie intellectuelle.

Dans ses célèbres « Lectures on physics », le génial physicien et pédagogue Richard Feynman prenait soin de rappeler à ses étudiants que les différents domaines de la science, physique, chimie, biologie, reposent en réalité  sur des classifications arbitraires : la nature est un tout  qui se fiche pas mal des distinctions effectuées par les hommes.

Rappelons que cet état d’esprit était justement  celui de la plupart des chercheurs et des savants avant l’avènement de la période moderne. Nos ancêtres  considéraient qu’une bonne éducation était celle qui reposait à la fois sur des connaissances propres à des domaines considérés désormais comme « scientifiques » (logique, arithmétique,  géométrie, architecture)  mais également, et à part égales, sur des disciplines considérées aujourd’hui comme « littéraires » ou « artistiques » (histoire, musique, rhétorique, grammaire). Au Moyen-Age, la comptabilité, le commerce, l’agronomie et la stratégie furent ajoutées au cursus achevant de compléter la formation intellectuelle de ce qui s’appellera plus tard l’ “honnête homme”.

Cet enseignement s’appuyait sur une conception dite holiste enracinée dans l’idée que la Création formait un tout crée par Dieu . Une bonne éducation devait permettre la compréhension de ce tout. Or à partir du XIXème siècle, la pensée moderne rompit avec cette logique et se mit à suivre le conseil de Descartes qui invitait dans son « Discours de la Méthode » à découper les problèmes en parties pour mieux les soumettre à l’analyse. L’ultra-spécialisation de notre époque n’est rien d’autre que cette logique poussée jusqu’à son terme.

La nécessité de se spécialiser se trouve le plus souvent justifiée par l’argument suivant : contrairement à l’Antiquité, à la Renaissance ou même aux Lumières, il y aurait aujourd’hui tellement de connaissances qu’il serait devenu impossible pour un seul cerveau  de toutes les maîtriser. 

Le problème, c’est que cet argument ne tient absolument pas la route.

Commençons par rappeler que si le travail de recherche a augmenté en quantité, il n’a pas nécessairement gagné en qualité. Les chercheurs sont les premiers à reconnaître qu’un grand nombre de travaux de recherche sont en réalité d’une importance mineure et que leur publication doit beaucoup à l’impérieuse logique du « publier ou périr » en vigueur dans le monde universitaire. En réalité, ce qui a augmenté, ce n’est pas le volume des connaissances mais celui du « bruit de fond » (noise) et les vraies grandes découvertes qui remettent en cause notre vision du monde ou nous font progresser dans la compréhension de ce dernier sont toujours aussi rares que par le passé. Comme je l’ai déjà expliqué, ce n’est jamais  la quantité de l’information qui est importante mais sa densité informationnelle.

Rappelons ensuite que la compréhension du monde passe avant tout par la compréhension des lois générales qui le régissent. Ces dernières sont en réalité assez simples et au final, peu nombreuses. Une fois ces dernières identifiées et maîtrisées, il suffit, sur un sujet donné, de les appliquer aux détails, lesquels procèdent le plus souvent de cette loi générale. Il est d’autant plus important de garder ce principe en tête que la connaissance se trouve  également soumise à la loi des rendements marginaux décroissants. Dans la plupart des cas, il est bien plus utile de consacrer son temps à l’étude d’un  tout autre domaine plutôt que de réduire son champ d’analyse en se concentrant sur un domaine où l’acquisition d’une quantité supplémentaire de savoir exige un investissement de plus en plus coûteux pour un résultat de plus en plus faible.

Enfin, dans un monde, qui, comme aiment le répéter les « experts », n’a jamais été aussi interconnecté, il n’a jamais été aussi important d’être capable de mobiliser des connaissances issues de domaines divers pour en comprendre la complexité.  Allons même plus loin : il existe aujourd’hui tellement de spécialistes dans tant de domaines que le travail intellectuel le plus utile consiste  non pas à faire émerger des connaissances nouvelles mais plutôt à identifier celles qui sont véritablement critiques et à proposer  de nouvelles descriptions du fonctionnement de la nature  en utilisant des concepts et des données issus d’un champ du savoir pour les appliquer dans un autre.  

Aujourd’hui, celui qui se spécialise trop se place dans l’incapacité de comprendre le monde, tel un médecin qui se concentrerait sur le fonctionnement d’un seul organe plutôt que de s’intéresser à celui de l’ensemble du corps humain et des interactions de ce dernier avec son environnement.

Prenons l’exemple de  la science économique.

Comme je l’ai déjà expliqué, pour comprendre l’économie, il est indispensable de comprendre le fonctionnement du monde physique, à commencer par les lois de la thermodynamique. Dans un deuxième temps, une compréhension de l’écologie, c’est-à-dire le fonctionnement des systèmes vivants, circulaires et interconnectés  est également essentielle. Ensuite, il est nécessaire de maîtriser l’anthropologie culturelle et de s’intéresser au rôle crucial des systèmes familiaux (Todd) ou de celui des systèmes culturels sur les organisations (Hofstede). De solides notions de psychologie et une bonne compréhension de la rationalité et de ses limites, notamment les biais cognitifs, sont essentielles pour comprendre les comportements des agents économiques. Enfin, il est tout aussi indispensable de lire des philosophes comme Marx pour comprendre les questions politiques soulevées par les rapports de production ou un penseur comme Jacques Ellul pour appréhender l’impact de la technique sur l’organisation économique et sa pensée.

Pour être un bon économiste, il faut  donc être physicien biologiste, démographe, historien, philosophe, psychologue et anthropologue, ce qui correspond à peu de choses  près à la célèbre description faite par John M. Keynes. A l’inverse, si vous perdez votre temps, comme le font tant d’étudiants et de professeurs d’économie, à étudier pendant des années et des années, des modèles classiques ou néo-classiques parlant de concurrence pure et parfaite ou d’autres abstractions du même tonneau  qui n’existent que dans la tête de ces pseudo-économistes et non dans le monde réel, vous n’aurez absolument aucune chance de comprendre quoi que ce soit à l’économie.

En réalité, le problème n’est pas la spécialisation mais la mauvaise spécialisation dans un champ de compétence trop étroit. Pour être un professionnel compétent, il faut en réalité être expert dans cinq ou six domaines différents. Tout comme l’économiste, un bon médecin doit connaître l’anatomie, la biologie, l’épidémiologie mais aussi la statistique, la psychologie, l’anthropologie et la philosophie.  

A force d’avoir poussé jusqu’à son terme, sa rationalité réductrice et spécialisée, notre époque se retrouve condamnée à observer le monde qui l’entoure par le  petit bout de la lorgnette ainsi qu’à être désormais incapable de réellement comprendre, résoudre ou expliquer quoi que ce soit.

Dix mesures pour une société robuste aux “Black Swans”

Note : Extraits d’un article de Nassim Nicholas Taleb originalement publié en 2009 dans le Financial Times et repris dans la seconde édition du «Cygne Noir » (Random House/Les Belles Lettres)

Traduit de l’anglais par Stanislas Berton

1- Ce qui est fragile doit casser le plus tôt possible tant que c’est encore petit.

Rien ne devrait  jamais devenir « too big to fail » (trop gros pour disparaître). L’évolution économique actuelle aide ceux qui ont le plus de risques cachés à grandir.

2- Pas de socialisation des pertes et de privatisations des profits.

Tout ce qui a besoin d’être renfloué par l’Etat doit être nationalisé ; tout ce qui n’a pas besoin d’être renfloué doit être libre, petit, et capable de supporter le risque. Nous avons aujourd’hui le pire du capitalisme et du socialisme. […] C’est irréel.

3- Les gens qu’on a laissé conduire un bus scolaire avec un bandeau sur les yeux et qui l’ont conduit droit dans le mur ne devraient jamais se voir confier un autre bus.

Les instances économiques (universités, régulateurs, banquiers centraux, experts gouvernementaux, toute organisation employant des économistes) ont perdu toute légitimité suite à l’échec du système en 2008. Il est irresponsable et stupide d’avoir confiance en leur capacité à nous sortir de ce bourbier. […] Trouvez des gens intelligents qui ont encore les mains propres.

4- Ne laissez pas quelqu’un qui reçoit un bonus « d’incitation » gérer une centrale nucléaire ou vos risques financiers.

Il y a des chances qu’il fera des économies sur la sécurité pour réaliser un « profit » grâce à ces économies tout en vantant sa gestion « prudente ». Les bonus ne prennent pas en compte les risques cachés d’effondrement. C’est l’asymétrie du système des bonus qui nous a conduits là où nous en sommes. Pas d’incitations sans contre-incitations : le capitalisme intègre les récompenses et les punitions, pas uniquement les récompenses.

5- Compensez la complexité par la simplicité.

La complexité née de la mondialisation et de l’interconnexion accrue des économies doit être contrée par la simplicité des produits financiers. […] Ajouter de la dette dans ce système produit des mouvements dangereux et imprévisibles et n’offre aucune marge d’erreur. Les systèmes complexes survivent parce qu’ils ont des réserves et qu’ils sont redondants, pas grâce à la dette et l’optimisation. […]

6- Ne donnez pas des bâtons de dynamite à des enfants, même si un avertissement est imprimé dessus.

Les produits financiers complexes doivent être interdits parce que personne ne les comprend et peu de gens sont assez rationnels pour le comprendre. Nous devons protéger les citoyens d’eux-mêmes, des banquiers qui leurs vendent des produits financiers « sans risque » et des régulateurs crédules qui écoutent les théoriciens économiques.

7- Seuls les systèmes de Ponzi dépendent de la confiance. Un gouvernement ne devrait jamais avoir à « restaurer la confiance ».

Dans un système de Ponzi, le plus célèbre étant celui crée par Bernard Madoff, une personne emprunte ou utilise les fonds d’un nouvel investisseur pour rembourser un investisseur existant voulant quitter le système. L’enchaînement de rumeurs est le produit des systèmes complexes. Le gouvernement ne peut pas mettre un terme aux rumeurs. Il doit simplement être en position de les ignorer, d’y être robuste.

8- Ne donnez pas plus de drogue à un drogué s’il a un problème de sevrage.

Utiliser l’effet de levier pour résoudre des problèmes d’effet de levier n’est pas de l’homéopathie, c’est du déni. La crise de la dette n’est pas un problème temporaire : il est structurel. Nous avons besoin d’une cure de désintoxication.

9- Les citoyens ne devraient pas dépendre d’actifs financiers comme dépôts de valeurs et dépendre des conseils d’experts faillibles pour leur retraite.

Nous devons apprendre à  ne pas utiliser les marchés comme lieux de stockage de la valeur ; ils n’offrent pas les garanties de certitude dont les citoyens normaux ont besoin, malgré ce qu’affirment les « experts ». Investir devrait être fait uniquement « pour le fun ». Les citoyens devraient uniquement être inquiets de la performance de leurs propres affaires (qu’ils contrôlent) et non de leurs investissements  (qu’ils ne contrôlent pas).

10- Faire une omelette avec les œufs cassés.

Au final, la crise de 2008 ne fut pas un problème à résoudre avec quelques réparations de fortune de même qu’un bateau avec une coque pourrie ne peut pas être sauvé par quelques planches neuves.

Nous devons reconstruire une nouvelle coque avec des matériaux nouveaux et plus résistants : nous devons reconstruire le système avant qu’il ne le fasse lui-même. Avançons volontairement vers une économie plus robuste en aidant ce qui doit casser à casser, en transformant la dette en capital, en marginalisant les instances économiques et les écoles de commerce, en supprimant le « Nobel » d’économie, en interdisant les rachats via l’effet de levier, en remettant les banquiers à leur place et en reprenant les bonus de tous ceux qui nous ont amené là où nous en sommes (en demandant par exemple le restitution des fonds accordés aux banquiers dont la richesse a été de fait subventionnée par les impôts des instituteurs).

Ainsi nous verrons apparaître une vie économique plus proche de notre environnement biologique : des plus petites entreprises, une écologie plus vivante, pas de logique spéculative, un monde dans lequel les entrepreneurs et non les banquiers assument les risques et dans lequel les entreprises vivent et meurent sans faire les gros titres des journaux.

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NB: Cet article ne fait pas partie du recueil l’Homme et la Cité

De la violence

I struggled with some demons
They were middle class and tame
I didn’t know I had permission to murder and to maim

Leonard Cohen

S’il y a bien une chose que notre époque abhorre plus que tout, c’est la violence.

Dès le plus jeune âge, nos parents et nos éducateurs nous ont répété que « la violence ne résout  jamais rien » et toute la société s’est jointe par la suite au chœur des non-violents.

Pour notre époque, le recours à la violence est pire qu’un échec, c’est une aberration.

Tout doit être désormais résolu par le dialogue, l’empathie et la compréhension mutuelle de nos différences.

Il s’agit là d’une immense erreur aussi bien sur le plan psychologique que politique.

Psychologiquement, il est capital d’admettre que la violence fait partie de la condition humaine.

Les rédacteurs de la Bible en avaient eu l’intuition en faisant de l’Humanité les descendants de Caïn, ce fils d’Adam et Eve qui tua par jalousie son frère, Abel, préféré par Dieu. De la même manière, la plupart des contes traditionnels comportent des éléments de grande violence, souvent expurgés dans leurs versions contemporaine, afin de préparer les enfants à la cruauté du monde. Plus proche de nous, le grand psychiatre Carl Jung expliqua qu’une personnalité parfaitement intégrée est celle qui est parvenue à accepter et à assimiler sa part « d’ombre », c’est-à-dire ce qu’il y a d’inférieur, de primitif et d’imparfait en nous. Si, terrifié par sa propre violence, l’être humain choisit de la nier et de la refouler, refusant, comme le chantait le poète, de se donner la  « permission de meurtrir et de mutiler » alors il s’expose non seulement au risque de la névrose mais surtout à un retour aussi  dévastateur qu’imprévisible de  cette violence contenue.

Pour un individu comme pour la société à laquelle il appartient, tout l’enjeu consiste à accepter cette violence et de trouver des moyens de la canaliser, par exemple en la dirigeant contre les ennemis du groupe (guerre, rivalité), de la ritualiser à travers des compétitions sportives, des cérémonies religieuses ou de certains manifestations populaires (carnaval, corrida) ou encore de l’homéopathiser via le jeu ou la culture de la vanne que l’on retrouve particulièrement dans les groupes ou les activités essentiellement masculines.

Rien n’est plus dangereux et destructeur pour la psyché que de refuser cette part d’ombre et nier la puissance de cette vie intérieure qui possède ses exigences propres. C’est pourtant ce que font tous ceux qui cherchent à expurger tout conflit et toute confrontation de la société en se faisant les apôtres inconditionnels de la bienveillance et de la non-violence, comme ces antispécistes qui refusent jusqu’à tuer les moustiques.

Dépassant désormais le seul cas du trouble individuel, ce refus de la violence devient aujourd’hui un phénomène politique concernant l’ensemble de la société.  Au-delà  de l’authentique violence physique, psychologique ou verbale, la  juste sanction, l’autorité et les hiérarchies sont  désormais perçues comme des violences et à ce titre condamnées.

Ce que refusent de voir les apôtres de la non-violence, c’est que le refus de la violence contribue à rendre paradoxalement  la société  encore plus violente et injuste. Si  un agresseur sait qu’il court le risque immédiat d’une riposte, il peut être découragé de passer à l’acte à condition que le menace soit perçue comme crédible. Il s’agit là du principe même de la dissuasion  et c’est d’ailleurs pour cela qu’un grand nombre d’espèces animales ont vu l’évolution sélectionner des caractéristiques physiques et des comportements hautement dissuasifs. A l’inverse, si l’agresseur sait que sa victime a peu de chances de riposter, il peut être tenté de laisser libre cours à son agressivité.  Ce n’est donc pas un hasard si les violences dites “gratuites” frappent aujourd’hui en priorité les membres de la société considérés comme les plus faibles : personnes âgées, SDF, femmes isolées…

Loin d’encourager la pitié ou la compassion, la faiblesse et la vulnérabilité encouragent le plus souvent l’agression.

Dans la plupart des sociétés, c’est habituellement l’État qui possède le monopole de la violence légitime via la justice, les forces armées et la police. Or, aujourd’hui,  dans les sociétés occidentales, ces trois fonctions sont de plus en plus défaillantes, encourageant les citoyens soit à subir passivement la violence, soit à se faire justice eux-mêmes.   

En réalité, en choisissant de nier la violence et en privant l’État de sa capacité à répondre à cette dernière par la violence légitime, notre société a fait le pire choix possible, d’autant plus que son hypocrisie sur le sujet est aussi totale que manifeste.

Alors que la société refuse de punir sévèrement la violence, celle-ci ne cesse d’augmenter et se porte désormais sur les symboles de l’État et de son autorité comme la police et les pompiers. Ne pouvant que constater l’impunité dont ils jouissent, les criminels remontent alors la chaîne alimentaire et cherchent à découvrir jusqu’où ils peuvent imposer leur dominance.

Alors que la société prétend pacifier les rapports sociaux  une violence économique et sociale sans précédent fait rage: licenciements,  précarité, exploitation mais aussi mépris de classe et dédain des élites pour le peuple, ces ploucs qui » fument des clopes et roulent au diesel ». Comme je l’ai expliqué dans un article sur le gaslighting politique, rien n’est plus  violent et destructeur pour le psychisme que la négation d’un antagonisme infligeant une souffrance bien réelle.  

Enfin, alors que notre société traque et condamne toutes les formes de « micro-agression » au point où même  les humoristes et les caricaturistes ne peuvent plus exercer librement leur métier, la violence au quotidien augmente et se manifeste par une exaspération générale, une agressivité latente et une hausse spectaculaire des incivilités.

Autrefois, la violence était gérée de façon à se déverser de façon puissante et contrôlée  dans les institutions et les occasions prévues à cet effet. Aujourd’hui, bloquée dans son écoulement « naturel », elle suinte à travers une multitude de petits ruisseaux qui viennent irriguer l’ensemble de la vie publique. Peu à peu, une logique perverse se met en place dans l’esprit de ceux qui subissent la violence sans pouvoir riposter : ils attendent de tomber sur plus faible qu’eux ou sur une espèce « non protégée » pour pouvoir enfin se libérer de cette violence contenue. C’est ainsi que durant les manifestations de décembre 2018, certains membres des forces de l’ordre et du gouvernement ont infligé aux Gilets Jaunes une violence qu’ils ne peuvent plus faire subir aux criminels et aux délinquants des quartiers. Comme nous l’a enseigné René Girard, la société doit toujours se décharger de sa violence sur un bouc émissaire. Aujourd’hui, le bouc émissaire que l’on sacrifie sur l’autel de la non-violence, c’est le peuple.

Si le peuple constitue la première victime, l’homme en est la deuxième.

En effet, le refus de la violence va souvent de pair avec la dénonciation d’une masculinité qui ne peut plus désormais être que toxique. Si l’homme est souvent celui par qui la violence arrive, il ne faut pas oublier qu’il est aussi souvent celui qui y met un terme. Ceux qui se complaisent dans la dénonciation de la “violence patriarcale” sont souvent les premiers à se précipiter vers un policier, un pompier ou un militaire pour les protéger de ceux qui n’ont, eux,  aucun scrupule à infliger une violence bien réelle. Notons enfin que tous les hommes ne sont pas égaux devant la dénonciation de la violence masculine : autant la violence émanant de l’homme blanc,  désormais responsable de tous les crimes, y compris ceux d’éventuels ancêtres, est vigoureusement condamnée, autant celle venant de l’Étranger est souvent excusée au nom du traumatisme colonial, de la différence culturelle ou de la non-maîtrise des codes culturels.

Dans tous les cas, le refus d’une réalité psychologique et sociale aussi fondamentale que la violence ne peut que conduire notre société et ses citoyens à la névrose et se terminer soit par une forme de suicide collectif, la victime s’abandonnant à la hache du bourreau, soit à un retour aussi spectaculaire que destructeur de cette violence refoulée.

Socialement et politiquement, la voie de la guérison serait que l’État et la société assument à nouveau pleinement leur monopole de la violence légitime et retrouvent un sens de la justice et du châtiment plus proche de Charles Martel et des Croisades que de l’ONU et des Droits de l’Homme mais les hommes du XXIème siècle n’ont pas encore  manifestement assez souffert pour en revenir à de telles évidences et quand bien même le voudraient-ils en auraient-ils encore la force ?

A l’échelle individuelle, le salut passe par l’acceptation de sa part d’ombre, la pratique d’activités permettant d’exprimer et de canaliser cette violence  (sports de combat, compétitions, jeux de rôle) et surtout le fait de ne jamais se laisser enfermer dans le statut de victime en cas d’agression. Mieux vaut être considéré, même à tort, comme une brute ou un fasciste que de finir névrosé et soumis.

Pour aller plus loin:

On Killing: The Psychological Cost of Learning to Kill in War and Society

On killing (livre)

« Si vous êtes vierge et que vous voulez vous préparer à votre nuit de noces, si vous avez des problèmes sexuels ou que vous êtes tout simplement curieux, vous pouvez trouver des centaines de livres traitant de la sexualité. Mais si vous êtes un jeune soldat ou un membre des forces de l’ordre anticipant votre baptême du feu, le conjoint d’un vétéran perturbé par le fait d’avoir dû tuer ou que vous êtes tout simplement curieux, il n’existe aucun livre sur le fait de donner la mort et les conséquences d’un tel acte. »

Après plusieurs années de pratique en tant que militaire, historien et psychologue, le lieutenant-colonel de l’armée américaine Dave Grossman a entrepris de rédiger un livre, aujourd’hui considéré comme un classique et une lecture obligatoire dans toutes les académies militaires américaines, sur la psychologie qui entoure le fait de donner la mort (killing), une nouvelle discipline qu’il a baptisé du nom de « killology ».

La première idée reçue à laquelle ce travail tord le cou est qu’il est extrêmement facile à l’être humain de tuer l’un de ses semblables.

En réalité, c’est tout le contraire. Après la première guerre mondiale,  le général et historien S.L.A Marshall fut le premier à se rendre compte que, lors d’un engagement, seuls 15 à 20% des soldats d’infanterie cherchaient véritablement à ouvrir le feu sur leurs adversaires, une observation corroborée par la suite par d’autres études ainsi que par la reconstitution des guerres du passé.

Dans la première partie du livre, Grossman revient sur les barrières psychologiques qui empêchent un être humain d’en tuer un autre et rappelle, en s’appuyant sur les travaux du célèbre éthologue Konrad Lorenz, que dans la Nature, la plupart des conflits sont évités par des postures d’intimidation et, une fois déclenchés, se terminent le plus souvent, non par la mise à mort, mais par l’adoption d’une posture de soumission par le vaincu.

Tuer un autre être humain demande en réalité de surmonter des résistances émotionnelles et psychologiques considérables. Plus l’ennemi est proche, par exemple au corps à corps, plus l’acte est difficile et les conséquences psychologiques lourdes. A l’inverse, plus l’ennemi est lointain ou dépersonnifié par la distance ou le matériel, bombardement aérien ou vision nocturne par exemple, plus l’acte de tuer est facile et l’impact psychologique d’avoir donné la mort, faible.

Dans la seconde partie du livre, Grossman présente un modèle dont les différentes variables visent à détailler le processus par lequel un individu peut être plus ou moins facilement amené à tuer :

-l’ordre donné par une autorité : il est d’autant mieux accepté quand l’autorité est légitime et présente à proximité. Les chefs et les officiers exercent donc une influence décisive sur la propension du soldat à tuer ou à se restreindre. Le livre révèle au passage que la supériorité de l’armée romaine reposait en partie sur le fait d’avoir été la première au monde à avoir eu des officiers chargés uniquement de manœuvrer la troupe et de la pousser au combat.

-l’absolution du groupe : nombre, proximité et identification avec le groupe, pression des pairs. Plus nous sommes intégrés dans un groupe et plus celui-ci exerce une surveillance directe, plus il est difficile de ne pas tuer. Alors que les soldats d’infanterie tirent peu, c’est le contraire pour les artilleurs, les snipers travaillant en binôme ou les équipes opérant une mitrailleuse lourde.

-les prédispositions du tueur : conditionnement/entraînement, l’expérience récente (par ex : il est plus facile de tuer si l’ennemi vient de tuer votre camarade sous vos yeux), le tempérament (à noter que le chiffre de 2%  de « tueurs naturels » sans remords cité par Grossman correspond à peu près à celui généralement accepté pour le pourcentage de psychopathes au sein d’une population)

-attractivité de la victime : distance physique et émotionnelle (culture, ethnie, classe sociale).  Il est généralement plus facile de tuer des gens avec lesquels nous semblons n’avoir rien en commun d’où la nécessité pour les soldats de déshumaniser l’ennemi (“sous-hommes”, “boches”, “bridés” etc…) et à l’inverse, celle des vaincus de chercher à susciter de l’empathie pour ne pas être exécutés.

Au-delà de ce travail théorique, l’intérêt de ce livre repose en partie sur les témoignages poignants de soldats qui, encouragés par l’écoute sans jugement du psychologue, se livrent à des confidences sur des états d’âme et des expériences douloureuses parfois gardés enfouis en eux pendant toute une vie. Certains racontent la honte qu’ils ressentent encore bien des années plus tard de ne pas avoir réussi à ouvrir le feu sur un ennemi qui menaçait leur patrouille, d’autres expliquent comment le premier ennemi qu’ils ont tué « les yeux dans les yeux » a passé toute leur vie à les hanter, d’autres plus rares, avouent que le fait de tuer les a plongé dans un état d’extase plus violent et dangereux que la meilleure des drogues.

Le grand mérite de ce livre est ainsi de rappeler que loin de l’image facile et glamour véhiculé par le cinéma, les jeux vidéo ou la littérature, tuer est un acte d’une intimité et d’une puissance émotionnelle intense ressemblant à bien des égards à l’acte sexuel, une comparaison revenant à de nombreuses reprises sous la plume de l’auteur qui, lecteur de Freud, fait du soldat un être soumis plus que les autres aux forces conjointes d’ Éros et de Thanatos, la pulsion de vie et la pulsion de mort.

Dans la dernière partie du livre, Grossman s’attache au désastre que fut, sur le plan psychologique, la guerre du Vietnam et revient longuement sur les millions de cas de stress post-traumatique suite à la mauvaise gestion par l’armée et la société américaines de l’acte de tuer et de ses conséquences . En effet, suite à la découverte du faible taux d’ouverture de feu par l’infanterie, les méthodes de conditionnement et d’entraînement du soldat furent complètement repensées, notamment via le passage de cibles rondes à des silhouettes à formes humaines.

Suite à ces modifications, les taux passèrent à 55% en Corée et à près de 95% au Vietnam. En utilisant des variations sur les techniques de conditionnement développées par Pavlov et Skinner, l’armée américaine parvint à parfaitement conditionner ses soldats pour tuer. Malheureusement, dans le même temps, elle échoua complètement à développer l’organisation et les outils permettant aux soldats de gérer psychologiquement le fait d’avoir tué.

Alors que les soldats de la seconde guerre mondiale partaient au front au sein d’une unité, bénéficiaient à leur retour d’un sas de décompression et étaient traités comme des héros lors de leur retour au pays, les vétérans du Vietnam partirent individuellement, passèrent sans transition de la jungle du Vietnam à la petite maison de banlieue et surtout se trouvèrent confrontés à une hostilité sans nom de la part de la société et notamment du mouvement anti-guerre.

Grâce à sa formation de psychologue, Grossman décrit parfaitement  à quel point il est destructeur pour la psyché d’un soldat d’avoir dû, pour sa patrie, par devoir et sous la pression du groupe, donner la mort et, de retour au pays, au lieu de recevoir l’absolution tant attendue de la communauté au sens large, se voir rejeté et traité d’assassin par celle-ci.

Lorsqu’un pays agit de la sorte, il détruit non seulement le mental de ses soldats mais c’est le pacte implicite entre ces derniers et la Nation qui se trouve rompu.

Ce livre étant centré sur les méthodes et l’expérience de l’armée américaine, il serait intéressant d’apprendre comment les autres armées et particulièrement l’armée française, ont appris à gérer dans leurs rangs la nécessité de donner la mort et ses conséquences psychologiques.

Pour terminer, la lecture de ce livre jette un éclairage des plus inquiétants sur l’épidémie de violences dites gratuites ou d’attaques au couteau motivées par le fanatisme islamique qui ensanglantent aujourd’hui la France.

En effet, les auteurs de telles violences évoluent le plus souvent dans un véritable no man’s land culturel et identitaire : ils ne se considèrent pas comme français sans pour autant évoluer à l’intérieur du cadre anthropologiquement cohérent de leurs sociétés d’origine; ils peuvent trouver la justification de leurs actes dans l’islam et la nécessité de porter la guerre aux mécréants avec, dans certains cas, un conditionnement psychologique renforcé de façon concrète par la pratique rituelle de l’égorgement du mouton ; ils bénéficient du soutien de nombreux membres de leur communauté et de la bénédiction des certains chefs spirituels ou politiques et enfin, ils évoluent dans un contexte de haine et de déshumanisation des Français de souche (les kouffars ou les babtous) encouragé par une partie des médias et de certains faiseurs d’opinion, sans parler des problèmes liés à l’éducation ou aux déficiences cognitives mises en avant par le pédopsychiatre, Maurice Berger.

Tous les éléments du modèle de Grossman sont là pour expliquer pourquoi les agressions dites « gratuites » sont de plus en plus violentes et fréquentes et pourquoi au lieu de chercher la simple soumission, elles laissent désormais libre cours à une véritable sauvagerie  qui laisse le plus souvent les victimes mortes ou gravement blessées.

Par naïveté, lâcheté et faiblesse, les sociétés occidentales ont laissé se développer et accueilli en leur sein des armées de véritables tueurs évoluant au sein d’un système culturel et identitaire dans lequel les résistances naturelles au fait de donner la mort aux occidentaux se trouvent détruites ou affaiblies. Les sociétés occidentales ont cru qu’en renonçant à la violence légitime,  à la discrimination et l’usage de la force, elles allaient donner naissance à des sociétés totalement pacifiques et apaisées, elles vont devoir au contraire réapprendre à se battre, à donner la mort et à en gérer les conséquences.

Voir également: “Sous le feu : la mort comme hypothèse de travail” de Michel Goya

NB: Cet article ne fait pas partie du recueil L’Homme et la Cité