Tag Archives: Nassim Nicholas Taleb

De l’effet Lindy

L’effet Lindy est une théorie selon laquelle l’espérance de vie future d’éléments non-périssables tels qu’une technologie, une idée ou une œuvre est proportionnelle à leur âge actuel ou, pour dire les choses plus simplement : si quelque chose a réussi à survivre pendant de nombreuses années, vous pouvez vous attendre à ce que cette même chose parvienne encore à survivre pendant une durée encore plus importante.

La première mention de l’effet Lindy  se trouve dans un article que Robert Goldman rédigea en 1964 pour le journal The New Republic. Dans ce dernier, intitulé « la loi du Lindy », Goldman racontait comment les humoristes de New-York se retrouvaient au restaurant “Le Lindy” où ils se livraient à des analyses leur permettant de prévoir leurs chances de se maintenir à l’antenne ou à l’affiche.

En 1982, le mathématicien Benoit Mandelbrot affina le concept en montrant que, mathématiquement, plus un humoriste apparaissait à l’écran, plus il augmentait ses chances d’y apparaître à nouveau à l’avenir ou, pour dire les choses autrement, comment l’espérance de vie future de certaines choses est proportionnelle à leur passé.

Au cours des années 2000, le philosophe et mathématicien Nassim Nicholas Taleb développa encore davantage cette idée dans deux livres : « Le Cygne Noir » et « Antifragile ». L’apport de Taleb fut, entre autre, de montrer que l’effet Lindy fonctionne à la fois comme un processus de vieillissement inversé, chaque année qui passe sans qu’il y ait extinction du phénomène double son espérance de vie additionnelle, mais aussi d’expliquer que l’effet Lindy permet de mesurer la robustesse d’un phénomène voire son antifragilité (les chocs et les crises le renforcent).

Comme l’explique Taleb : « Si un livre continue d’être imprimé quarante ans après sa sortie, on peut s’attendre à ce qu’il soit encore imprimé quarante ans plus tard. Mais s’il est encore imprimé dix ans après cela, on peut s’attendre à ce qu’il soit encore imprimé dans cinquante ans. Cette simple règle vous permet de comprendre pourquoi les choses qui existent depuis longtemps ne vieillissent pas comme des personnes mais qu’elles bénéficient au contraire du passage du temps. »

Sur les plans philosophiques et politiques, l’effet Lindy nous invite donc à considérer tout ce qui se présente comme un progrès ou une nouveauté avec scepticisme, non pas par pure hostilité mais tout simplement parce que ce qui a survécu au passage du temps et bénéficié de l’effet Lindy est par essence plus robuste, voire antifragile, que tout ce qui est nouveau.

Aujourd’hui, l’un des problèmes majeurs de nos sociétés est que celles-ci méconnaissent et rejettent l’effet Lindy pour embrasser avec ferveur un grand nombre d’idées ou de comportements qui n’ont pas été testées par le temps et dont les externalités, les effets secondaires, ne sont pas connues.

Pour certains phénomènes de fond, la présence ou non de l’effet Lindy doit se compter non pas en années mais en siècles. Par exemple, une religion comme le christianisme ou un système politique comme la monarchie existent depuis plus de 2000 ans, ils peuvent donc être considérés comme Lindy et il existe donc une très forte probabilité que ces derniers existent encore d’ici 2000 ans. A l’inverse, il est encore trop tôt pour se prononcer sur la viabilité à long terme de la République Française, vieille de seulement  250 ans et à plus forte raison encore de l’athéisme dont la généralisation date d’il y a à peine 50 ans.

Dans un monde de « progrès », il  est donc très intéressant d’appliquer la grille de l’effet Lindy aux idées, aux technologies et aux systèmes qui nous entourent

Ce qui est Lindy : la sagesse classique  (stoïcisme, Homère, Montaigne), la religion (monothéiste/polythéiste), la monarchie, les systèmes familiaux traditionnels, les petites villes et villages, tout ce qui a été construit avant 1945, l’agriculture et l’artisanat, les identités régionales, les livres, l’or.  

Ce qui n’est pas Lindy : le relativisme, l’athéisme, l’individualisme,  la démocratie parlementaire, les grandes métropoles, tout ce qui a été construit après 1945, l’économie numérique, l’universalisme, l’Union Européenne, les smartphones, la monnaie fiduciaire.

En règle générale, pour construire et préparer l’avenir, mieux vaut s’appuyer sur ce qui est Lindy que sur ce qui ne l’est pas. 

Des conflits religieux

Article original publié par Nassim Nicholas Taleb sur Medium en 2020 sous le titre « Religion, violence, tolérance et progrès : rien à voir avec la théologie »  

Traduit de l’anglais par Stanislas Berton

« Cette cité » [Constantinople » dit-il [Grégoire de Nysse] « est remplie de mécaniciens et d’esclaves qui sont tous de profonds théologiens et qui prêchent dans les boutiques et dans les rues. Si vous désirez qu’un homme vous change une pièce d’argent, il vous informe conséquemment que le Fils est différent du Père, si vous demandez le prix d’une miche de pain, il vous est répondu que le Fils est inférieur au Père et si vous voulez savoir si le bain est prêt, la réponse est que le Fils a été créé à partir de rien » d’après Gibbon, Histoire de la Chute et du Déclin de l’Empire Romain.

Les attitudes historiques collectives des catholiques ne découlent pas nécessairement des théologies du catholicisme ; celles des musulmans sunnites, pas nécessairement de la théologie de l’islam sunnite, il s’avère tout simplement que :

1-soit la religion crée un groupe distinct et polarisé et les gens commencent à s’imiter les uns les autres au sein de ce groupe.

2-soit les groupes trouvent de petites divergences théologiques (la plupart du temps sans véritable substance) pour se séparer des autres (par exemple l’Europe du Nord de l’Europe du Sud avec la Réforme, ou les égyptiens coptes des byzantins parlant le grec avec le monophysisme) pendant que ceux qui analysent l’histoire prennent le problème à l’envers en attribuant la différenciation entre les groupes à des divergences théologiques.

Ma thèse ici est que le récit wébérien reposant sur l’idée que les transformations religieuses (par exemple la Réforme) déterminent l’attitude et la culture ne suit pas la logique historique. Et essayer de changer la théologie et les doctrines n’a absolument aucun sens. Il faut changer les mentalités et les normes culturelles, si cela est possible.

L’alternative robuste selon laquelle les gens imitent les mœurs (contagieuses) des membres de leur groupe, définies de façon traditionnelle par la religion, est beaucoup plus logique. De façon générale, les gens préfèrent s’habiller, agir et même penser selon les critères en vigueur au sein de leur groupe, les gens avec lesquels ils s’identifient, ce que nous appelons « l’identité » au sens large. Nous verrons plus loin que les schismes et les hérésies semblent être de nature théologique mais habituellement, c’est plutôt l’inverse : des groupes inventent des différences théologiques pour se séparer, les hérésies possèdent les attributs de mouvements séparatistes ethniques ou culturels.

Weber introduisit ou popularisa l’idée que les protestants possédaient une certaine éthique de travail grâce aux valeurs transmises par leur religion. Cette idée, comme la majorité de la sociologie, a la solidité d’un marshmallow. Prenez le problème à l’envers : les protestants de l’époque avaient une certaine culture et les autres protestants étaient plus susceptibles d’adopter la culture de leurs pairs car la religion agissait comme un aimant pour ces identités. Grâce à la narration fallacieuse, il est toujours possible de trouver dans une religion des éléments qui confirment une théorie donnée. Weber et les wébériens ratèrent le fait que la Révolution Industrielle débuta de façon précoce dans le Nord de la France et la Belgique (deux régions extrêmement catholiques) tandis que le Sud catholique demeurait une région agricole et socialement conservatrice. Ainsi, chacun peut voir à l’œil nu que le facteur décisif n’a rien à voir avec les théologies. C’est tout simplement que les normes culturelles sont contagieuses au sein des identités et cela dans une très large mesure. Au passage, ces normes culturelles n’ont pas encore atteint la Méditerranée car elle a sauté la Révolution Industrielle. Pour n’importe quel statisticien, « l’éthique protestante » est un marqueur Nord-Sud et non Protestant-Catholique.

Contrairement aux autres réseaux et croyances païennes, les trois religions abrahamiques sont mutuellement exclusives, du fait de la règle minoritaire, même si elles sont rétroactivement compatibles (l’islam accepte théologiquement le christianisme et le judaïsme mais l’inverse n’est pas possible, le christianisme intègre de façon pleine et entière l’Ancien Testament).  Vous pouvez adorer à la fois Jupiter et Baal, tout comme vous pouvez avoir de la cuisine franco-japonaise mais vous devez être soit chrétien, soit musulman. La différenciation et la perte du syncrétisme qui a débuté dans le judaïsme lors de la période rabbinique s’est accélérée à l’époque moderne : au Maroc, les juifs et les musulmans avaient des sanctuaires en commun ; à un moment, ce fut la même chose pour les chiites et les maronites au Liban. L’absence de médias et de télévision permit aux coutumes locales d’ignorer des édits religieux lointains. Au 6ème siècle, à Doura Europos, la même salle faisait office de synagogue, de temple païen et d’église. Et au Liban, pendant longtemps, la différence se trouvait entre Qaysites and Yamanites (habitants du Nord et du Sud), une distinction sans doute héritée des Verts et des Bleus Byzantins et qui coupait au travers des appartenances confessionnelles (les Druzes Qaysites combattirent sans pitié les Yamanites et la plus grande bataille,  Ayn Dara, conduisit à la relocation des Druze Yamanites sur le plateau du Golan).

Amine Maalouf, un autre chrétien libanais, comprit le problème de façon intuitive et vit la contradiction dans les récits historiques. Comment se fait-il que l’islam est actuellement la religion associée à l’intolérance alors que ce fut le rôle traditionnellement joué par l’Église catholique ? Il suffit de regarder les preuves manifestes : on trouve beaucoup plus de minorités chrétiennes en terre d’islam que le contraire. Ce sont des groupes catholiques qui ont mené la croisade contre les albigeois, l’Inquisition, la Saint Barthélemy et tant d’autres. Le catholicisme n’a pas changé, ce qui a changé ce sont  les gens et leur culture. A ce que je sache, les textes sacrés n’ont pas été modifiés : ils étaient les mêmes durant l’Inquisition, avant l’Inquisition et maintenant.

Et bien sûr, l’attitude de l’islam sunnite envers le christianisme a changé avec le temps : une poussée d’intolérance depuis la fin du 18ème siècle comme en témoigne la chute continue du nombre de Chrétiens au Levant.

Comparer les théologies n’a pas plus de sens à moins d’avoir subi un lavage de cerveau par des textes de sociologie et d’être devenu incapable de penser avec un minimum de clarté. Les Puritains (Protestants) qui habitaient la Nouvelle-Angleterre et les Salafis de l’Arabie Saoudite et du Golfe Persique ont des théologies pratiquement identiques, fondées sur un communautarisme partagé (refus d’une autorité centrale), l’iconoclasme (absence de représentation, de saints ou de toute esthétique élaborée), absence d’une « église » organisée et une pratique très rigoriste de la religion. Et n’oubliez pas qu’ils vénèrent exactement le même Dieu.

Cette histoire d’identité-mentalité est responsable de bien d’autres choses. Les attentats suicides à la bombe dans l’est méditerranéen et au Moyen-Orient n’étaient pas à l’origine le fait des musulmans salafistes ; c’est dans la dernière partie du 20ème siècle que la pratique (réintroduite près de deux millénaires après les sicaires) commença à se répandre avec les disciples grecs-orthodoxes pan-levantins d’Antun Saadesh. Rien à voir avec les vierges que l’on retrouve au paradis, le genre d’explication ex-post que l’on entend aujourd’hui.

Par conséquent, en matière de développement économique, le groupe auquel vous vous identifiez a son importance. Vous adoptez leur appétit pour des tâches ennuyeuses et répétitives, vous vous concentrez sur la croissance industrielle et le travail dans des organisations hiérarchiques, l’extraction de l’individu de sa famille, la capacité à faire la queue pendant des heures sans tabasser quelqu’un, des vertus (ou des défauts) qui permirent à l’Occident de faire sa Révolution Industrielle.

Début 1900, les sunnites du Levant s’identifiaient à la classe supérieure de l’empire Ottoman et par conséquent, les ottomans s’occidentalisant, ils s’occidentalisèrent tout autant mais à la façon est-méditerranéenne /Europe de l’est : la classe bourgeoise ottomane chercha davantage, d’un point de vue identitaire, à ressembler aux chrétiens bulgares ou grecs qu’aux allemands ou aux autres européens du Nord. Plus tard, les Sunnites libanais, après que la Turquie soit devenue la Turquie, s’identifièrent avec le Moyen-Orient du fait du mouvement appelé « Arabisme » et changèrent leurs mentalités ainsi que leurs habitudes. Aujourd’hui, les chiites libanais s’identifient de plus en plus avec les iraniens (le peuple, pas le régime) et adoptent un comportement social similaire à celui des iraniens avec un intérêt pour l’étude, l’industrie etc…, qui, ironiquement, malgré le régime théocratique sous lequel ils vivent, est bien plus occidental. Amine Maalouf détecta (comme me l’expliqua le généticien Pierre Zalloua) que les chrétiens du Liban s’identifiaient avec l’Occident et que la différence entre eux et les musulmans ne faisait que s’accroître. Les religions, elles, demeurèrent identiques.

Votre façon de penser change avec votre identité et cela inclut votre approche de la résolution de problème. Même des choses comme le test de QI (qui mesure pour l’essentiel la capacité à obtenir de bons résultats sur ce test en particulier) a conduit à une altération de la hiérarchie des résultats au fur et à mesure que les populations commençaient à s’identifier à des groupes différents de leur groupe d’origine: l’Union Européenne a conduit les résultats des irlandais et des slaves du Sud à converger vers la moyenne.

Dans « Jouer sa peau », j’ai expliqué que les règles diététiques agissent comme des barrières sociales : ceux qui mangent ensemble s’associent. Les strictes règles diététiques juives ont permis de créer des diasporas séparées ce qui en retour rendit possible la survie et évita la dissolution sociale. Maintenant considérez le point suivant : il n’y a rien de particulièrement strict dans le texte sacré de l’islam contre le fait de boire de l’alcool, juste une vague recommandation d’éviter d’être ivre lorsque l’on fait face au Créateur. Mais cela était logique du point de vue des habitudes sociales d’interpréter une telle loi comme un interdit strict afin d’éviter de socialiser avec les Chrétiens et les Zoroastriens quand Bagdad était la capitale du Califat et les que les Arabes étaient en minorité. La mentalité trouva un appui théologique et non le contraire.

Pour finir, nous avons tendance à attribuer les conflits à la religion plutôt qu’à des cultures qui veulent vivre entre elles et séparées les unes des autres. Les « érudits » continuent de débattre des différences théologiques qui séparent les maronites, les nestoriens et les coptes des chalcédoniens orthodoxes gréco-byzantins. Peu comprennent que ces hérésies étaient liées à la haine des gréco-romain des gens de la campagne qui ne partageaient pas l’hellénisme des habitants des villes, ici encore,  pour un statisticien, le marqueur est linguistique : araméen/syriaque ou copte d’un côté, grec de l’autre (ou Rum urbain méditerranéen versus les paysans de l’intérieur ou des montagnes parlant une langue sémitique). Il suffit de trouver un désaccord théologique que peu de non-initiés peuvent comprendre et les foules trouveront un moyen de se séparer selon une ligne de fracture hautement polarisée (considérons l’absurdité de la querelle du filioque ou cette grande séparation entre ὁμοιούσιος et ὁμοούσιος qui divise les identités orientales et occidentales). Même chose avec la fracture irlando-anglaise. Et la séparation entre chiites et sunnites concerne moins la succession du calife que le fait que certains groupes ne voulaient pas faire partie de la Sunna au sens large. Pour mémoire, il y a encore cinquante ans les chiites possédaient la taquiya, une forme de dissimulation gnostique comme les Alévis, les Alawites et les Druzes et l’exotérique doit nécessairement être différent de l’ésotérique afin que personne en vie ne soit en mesure de comprendre quoi que ce soit à la véritable nature du conflit.

Notes

En réponse à cet article, Amin Maalouf m’a écrit pour me dire la chose suivante à partir d’un extrait de son livre Le dérèglement du monde:

« Ma conviction profonde, c’est que l’on accorde trop de poids à l’influence des religions sur les peuples, et pas assez à l’influence des peuples sur les religions. A partir du moment où, au IVe siècle, l’Empire romain s’est christianisé, le christianisme s’est romanisé — abondamment. C’est d’abord cette circonstance historique qui explique l’émergence d’une papauté souveraine. Dans une perspective plus ample, si le christianisme a contribué à faire de l’Europe ce qu’elle est devenue, l’Europe a également contribué à faire du christianisme ce qu’il est devenu. Les deux piliers de la civilisation occidentale que sont le droit romain et la démocratie athénienne sont tous deux antérieurs au christianisme.

On pourrait faire des observations similaires concernant l’islam, et aussi à propos des doctrines non religieuses. Si le communisme a influencé l’histoire de la Russie ou de la Chine, ces deux pays ont également déterminé l’histoire du communisme, dont le destin aurait été fort différent s’il avait triomphé plutôt en Allemagne ou en Angleterre. Les textes fondateurs, qu’ils soient sacrés ou profanes, se prêtent aux lectures les plus contradictoires. On a pu sourire en entendant Deng Xiaoping affirmer que les privatisations étaient dans la droite ligne de la pensée de Marx, et que les succès de sa réforme économique démontraient la supériorité du socialisme sur le capitalisme. Cette interprétation n’est pas plus risible qu’une autre ; elle est même certainement plus conforme aux rêves de l’auteur du Capital que les délires d’un Staline, d’un Kim Il Sung, d’un Pol Pot, ou d’un Mao Zedong.

Nul ne peut nier, en tout cas, au vu de l’expérience chinoise qui se déroule devant nos yeux, que l’un des succès les plus étonnants dans l’histoire mondiale du capitalisme se sera produit sous l’égide d’un parti communiste. N’est-ce pas là une puissante illustration de la malléabilité des doctrines, et de l’infinie capacité des hommes à les interpréter comme bon leur semble ?

Pour en revenir au monde musulman, si l’on cherche à comprendre le comportement politique de ceux qui s’y réclament de la religion, et si l’on souhaite le modifier, ce n’est pas en fouillant dans les textes sacrés qu’on pourra identifier le problème, et ce n’est pas non plus dans ces textes qu’on pourra trouver la solution. »

Pour aller plus loin:

De la Religion

De La Rationalité

Du christianisme

Extraits de l’article de Nassim Nicholas Taleb publié le 25 août 2022 sur Medium sous le titre « On Christianity ». Ce texte est une préface pour l’édition anglophone du livre de Tom Holland « Dominion –how the christian revolution remade the world » publié en français sous le titre « Les Chrétiens – comment ils ont changé le monde »

Traduit de l’anglais par Stanislas Berton

Tom Holland a un avantage sur les autres auteurs et intellectuels : il possède cette combinaison rare d’une grande érudition et d’une remarquable clarté d’esprit, deux attributs qui semblent négativement corrélés, comme si la présence de l’un entraînait immédiatement la fuite de l’autre. Cela lui permet de détecter des choses que les autres professionnels ne remarquent pas immédiatement ou n’osent pas affirmer en public. Les historiens universitaires, soucieux de leur réputation ou de l’opinion de leurs pairs, craignent de s’éloigner ne serait-ce que d’un centimètre de l’opinion majoritaire, même s’ils savent qu’ils ont raison, ce qui donne un avantage déloyal à certaines personnes. Et ces éclairages, en dépit du fait qu’ils soient difficiles à détecter et à communiquer, apparaissent comme évidents, triviaux même, après coup. C’est ainsi qu’Holland peut être en avance sur son temps sans trop d’efforts : il y a dix ans, pour son livre sur les conditions entourant la genèse de l’Islam, il fut violemment attaqué par le grand prêtre de l’antiquité tardive, le très décoré Glenn Bowersock. Cinq ans plus tard, Bowersock publiait un livre reprenant les affirmations d’Holland.

Tout ce livre [NdT : Chrétiens – comment ils ont changé le monde] repose sur une thèse simple mais aux ramifications importantes. Par le biais d’un mécanisme appelé la distorsion rétrospective, nous regardons l’Histoire dans le rétroviseur et plaquons nos valeurs sur celle-ci de façon rétroactive. Ainsi, nous pourrions être enclins à penser que nos ancêtres, et les gréco-romains en particulier, étaient comme nous, qu’ils partageaient la même sagesse, les mêmes préférences, valeurs, préoccupations, peurs, espoirs et perspectives et tout cela sans l’IPhone, Twitter et le siège de toilette automatisé japonais. En réalité, nous dit Holland, non, non, pas du tout. Nos ancêtres n’avaient pas du tout les mêmes valeurs. En réalité, le christianisme a complètement chamboulé tout l’ancien système de valeurs.

Les gréco-romains méprisaient les faibles, les pauvres, les malades et les handicapés ; le christianisme glorifiait les vulnérables, les humbles et les intouchables et cela jusqu’au sommet de la pyramide sociale. Les anciens dieux pouvaient traverser des épreuves et connaître des difficultés mais ils continuaient d’appartenir au « club » des dieux. Jésus, lui, fut la première divinité ancienne qui connut le châtiment réservé à l’esclave, l’être occupant le rang le plus bas de toute l’espèce humaine. Et le culte qui lui succéda généralisa cette glorification de la souffrance : mourir en inférieur était plus important que de vivre en supérieur. Les Romains étaient sidérés de voir les membres de ce culte utiliser la croix, le châtiment réservé aux esclaves, comme symbole. À leurs yeux, cela devait ressembler à une sorte de blague.

Il est évident que les païens n’étaient pas totalement sans-cœur, il existe des preuves de cités païennes d’Asie Mineure venant en aide à d’autres communautés après une catastrophe mais ce sont des occurrences suffisamment rares pour justifier la règle.

Cette nouvelle religion intégrait également la notion de « jouer sa peau. ». Le christianisme, en insistant sur la Trinité, fit en sorte que Dieu souffre comme un être humain et qu’Il connaisse les pires souffrances qu’un être humain puisse connaître. Grâce à la relation consubstantielle compliquée entre le Père et le Fils, la souffrance n’était pas une simulation informatique pour le Seigneur mais une chose on ne peut plus réelle. L’argument selon lequel « je suis supérieur à vous parce que je subis les conséquences de mes actions et vous, non » s’applique aux humains et, dans ce cas précis, à la relation entre les humains et Dieu. Dans la théologie orthodoxe, cette conception se trouve prolongée par l’idée que Dieu, ayant souffert comme un humain, permet aux humains d’être plus proche de Lui et, potentiellement, de ne faire qu’un avec Lui via la Théosis [NdT : doctrine enseignée par la théologie orthodoxe et catholique orientale qui appelle l’Homme à chercher le salut par l’union avec Dieu].

Irréversibilité

Une fois installé, le christianisme se révéla impossible à déloger et l’état d’esprit nazaréen ainsi que sa structure influença ses adversaires, ses hérésies et tout ce qui tenta de le remplacer, en commençant par l’empereur Julien, et en terminant par les versions les plus récentes de l’humanisme laïque.

Le christianisme fut ainsi légitimé quand Julien l’Apostat, succombant à la distorsion rétrospective, décida de remplacer l’Église du Christ par l’Église des païens avec une organisation similaire incluant des évêques et tout le reste (ce que Chateaubriand appela « les Lévites »). Julien n’avait pas compris que le paganisme était une soupe d’affiliations décentralisées et superposées, individuelles ou collectives, aux dieux.

Ce qui est moins évident, c’est alors que nous avons tendance à penser que le christianisme descend du judaïsme, l’inverse pourrait être vrai. Même la relation mère-fille entre le judaïsme et le christianisme a été récemment remise en question d’une façon convaincante. « S’il n’y avait pas eu de Paul, il n’y aurait pas eu de rabbin Akiva » affirme le théologien Israël Yuval car nous pouvons détecter dans le judaïsme rabbinique la trace manifeste de l’influence chrétienne.

Un peu plus à l’est, l’Islam chiite partage de nombreuses caractéristiques avec le christianisme, par exemple la même approche dodécaédrique, avec douze apôtres, dont le dernier sera associé à Jésus Christ, plus des rituels d’auto-flagellation centrés sur la commémoration si familière des martyrs. Il est possible d’attribuer une origine levantine partagée à ces éléments mais l’influence chrétienne est largement acceptée par les savants islamiques étant donné que l’Islam est rétro-compatible. Dans tous les cas, il est clair que le poste récent de Guide Suprême a été très largement inspiré par la hiérarchie catholique.

Progression

[…]

Le corollaire de la thèse d’Holland est que de nombreuses idées que nous attribuons au progrès social, y compris la laïcité etc…, descendent en ligne directe du christianisme, principalement de sa branche occidentale. Cela inclut, comme nous le verrons, l’athéisme. Mais le christianisme a été lent à faire passer ses valeurs des textes à la mise en pratique et il se peut qu’il s’agisse de l’argument central du livre. Certes, le christianisme glorifie les pauvres mais il fallut dix-sept siècles pour passer du « trou de l’aiguille » chez Matthieu 19:24 à la conception d’un communisme organisé et des divers théories sur la justice sociale [NdT : Sur ce point, il existe une spécificité française bien plus ancienne. A ce sujet, lire  « Économie médiévale et société féodale »  et « Corporations et corporatisme » de Guillaume Travers]. De la même manière, il fallut malheureusement plus d’un millénaire pour passer du « ni esclave, ni homme libre » de l’épître aux Galates 3:28 à sa mise en application.

[NdT : Là encore, la France se distingue car dès 1315, une ordonnance du roi Louis X le Hutin proclame : « Nous, considérant que notre royaume est dit et nommé le royaume des Francs ; et voulant que la chose soit accordante au nom, avons ordonné que toute servitude soit ramenée à la franchise. ». À travers l’Histoire, ce principe fut souvent résumé par la maxime : « La terre de France affranchit ».]

 […]

Les débats

[…]

On entend souvent l’argument selon lequel les chrétiens auraient détruit la production intellectuelle de la période classique tandis que les Arabes en auraient préservé une partie, une affirmation qui peut induire en erreur ceux qui lisent trop de Gibbon et pas assez d’autres sources. Holland a eu raison de remettre en question ce mythe probablement fondé sur des anecdotes réelles mais non représentatives : ces conservateurs « arabes » étaient quasiment tous des chrétiens Syrio-mésopotamiens parlant le syriaque travaillant principalement à partir de la Beit al Hikma, la Maison de la Sagesse, de Bagdad (comme par exemple Ishac ben Honein et Honein ben Ishac) qui réalisèrent des traductions à partir du grec mais aussi à partir de sources araméennes. Ceux qui n’étaient pas chrétiens étaient de récents convertis. Même s’il s’est beaucoup trompé sur les questions de race et d’ethnie, Ernest Renan avait raison d’affirmer que la majeure partie de l’âge d’or arabe était gréco-sassanide. La partie « gréco » était chrétienne.

La laïcité

“La religion” n’a pas la même signification pour les différentes croyances. Le christianisme est le moyen qui a été utilisé pour séparer l’Église de l’État, une autre erreur de calcul faite par Julien et bien d’autres. Gardez en tête le fait que dans les langues sémitiques, le mot din signifie « loi » ce qui en arabe est traduit par « religion » : la plus ancienne comme la plus jeune des religions abrahamiques n’étaient que des lois (l’une locale ; l’autre, universelle). Mais en chrétien araméen, c’est le mot nomous du grec nomos qui fait référence à loi, séparée de la religion. Car Jésus a séparé les deux domaines en disant « rendez à César ce qui est à César » ; un travail complémentaire fut réalisé par la suite par Saint Augustin afin de formaliser la façon de traiter avec le temporel, le spirituel, l’au-delà etc…Cela conduisit à une séparation naturelle entre l’Église et l’État.

 […]

Croyance

Dans son livre, « les Grecs ont–ils cru en leurs mythes ? », le spécialiste de l’Antiquité Paul Veyne, explique qu’en lisant Madame Bovary, il croit à l’histoire et au personnage. Ceci peut expliquer comment Plutarque pouvait se moquer des « superstitions » païennes et terminer sa vie en tant que pieux prêtre de Delphes.

En réalité, la notion de croyance épistémique est totalement moderne et utiliser le mètre-étalon de « la Véritable Croyance Justifiée » n’est pas sans problème. [NdT : Le modèle JTB (Justified True Belief) s’applique lorsqu’une croyance est 1) justifiée par la preuve et cohérente au niveau des données, de la logique et du langage 2) vraie car elle correspond au monde réel 3) effective car nous agissons dans le respect de notre conviction]. En grec, le terme pisteuo signifie « confiance » traduit par credere en latin (lié au terme « crédit » dans le sens d’une transaction commerciale) et même en anglais, « croire » ne signifiait pas à l’origine « croire » mais plutôt quelque chose proche « d’aimer » ou de « chérir ». Dans toutes les langues sémites, amen (Haymen) signifie fidélité et confiance.

Le débat post-Lumières sur la croyance ou non en Dieu est censé être scientifique. Ce n’est pas le cas. C’est plutôt un truc pour les gens qui écrivent sur la science comme R. Dawkins, S. Pinker et tout ce groupe. On demanda un jour au grand mathématicien Robert (maintenant Israël) Aumann, qui travaille au Centre sur la rationalité de l’Université hébraïque de Jérusalem comment il pouvait être à la fois un scientifique rationnel et un juif orthodoxe très pieux et sa réponse fut : « C’est orthogonal ». N.T Wright, le théologien et historien, essaie habituellement d’expliquer que c’est « la mauvaise question. » mais je vais aller au-delà. C’est une question mal formulée.

La notion de croyance scientifique hors du domaine de la science n’est même pas scientifique. Par le biais d’un mécanisme appelé la « révélation des préférences », la prise de décision rationnelle s’intéresse à ce que vous faites et non à ce que vous « croyez ». Le processus par lequel ses croyances sont formulées à l’intérieur de votre crâne ne concerne pas la science. Nous sommes guidés à travers l’existence par des distorsions visuelles et cela serait techniquement irrationnel de chercher à les modifier. [NdT : cette idée capitale  est développée dans l’article de Taleb : «How to be rational about rationality » ]

Dans l’empirisme aux mauvais endroits

[…]

L’ironie est que les modernistes succombent à ce que j’ai appelé l’opium de la classe moyenne, c’est-à-dire les sciences sociales et la spéculation boursière. Ces derniers rejettent la religion sous prétexte qu’elle n’est pas rationnelle pour ensuite se faire avoir par des experts économiques, des conseillers financiers et des psychologues. Nous savons que les prévisions économiques ne sont pas plus rigoureuses que l’astrologie, que les analystes financiers sont plus pompeux mais moins élégants que les évêques et que les résultats des recherches en psychologie ne peuvent pas être reproduits ce qui signifie qu’ils sont bidons.

Mon co-auteur Rupert Read et moi-même avons affirmé, en utilisant des arguments évolutionnistes, que la religion, par ses interdits, permet la transmission intergénérationnelle d’heuristiques de survie et se révèle très efficace pour inciter les gens à adopter certains types de comportements. De façon assez ironique, il a été récemment démontré que la théorie du « nudge », développée par des spécialistes en sciences humaines (et qui valut à Richard Thaler son prix Nobel d’économie), n’était pas reproductible à cause d’un artefact statistique. Non-reproductible est une façon polie de dire qu’elle ne diffère pas de l’astrologie. Écoutez l’évêque, le détenteur d’une sagesse transmise par des générations de survivants et non les psychologues [NdT : Sauf si l’évêque appelle à voter Macron ou défend des positions contraires aux enseignements fondamentaux de l’Église.]

 […]

La désacralisation et Vatican II

Dans son apologie du christianisme, Le génie du christianisme, Chateaubriand répète plusieurs fois que la religion est essentiellement du mystère et du sacrifice (c’est-à-dire « jouer sa peau »). « Dans l’Antiquité, quelle religion n’a pas perdu son influence en perdant ses prêtres et ses sacrifices ? » écrit-il.

Dans les faits, le catholicisme a perdu son autorité morale à la minute où il a mélangé les croyances épistémiques et pistéiques [NdT : qui sont de l’ordre de l’engagement personnel : foi, confiance], en rompant le lien entre le sacré et le profane. L’aggiornamento du second Concile du Vatican au début des années 60 avait pour objectif de « mettre à jour » le catholicisme. L’une des mesures fut de traduire les prières en langue vernaculaire pour remplacer le latin. En faisant cela, c’est quasiment tout l’élément de mystère entourant la religion qui fut supprimé et cela me fait penser à cette soirée à Chicago où je suis sorti en pleine représentation d’un opéra de Verdi après m’être rendu compte qu’il était chanté en anglais.

Car dès qu’une religion sort du sacré, elle devient l’objet de croyances épistémiques. L’athéisme est le fruit du protestantisme et Vatican II s’avéra être une deuxième Réforme.

L’Islam sunnite est aujourd’hui la religion dont la croissance est la plus rapide avec un milliard et demi de croyants, et tous prient en arabe, qui est une langue étrangère pour neuf-dixièmes d’entre eux, en utilisant de surcroît une ancienne version de cette langue (fusha) qui n’est jamais utilisée pour converser par les Arabes. Quand un Marocain veut parler avec un Libanais, ils le font en français ou en anglais, pas en arabe classique. Le judaïsme a survécu avec uniquement des prières en hébreu (et un peu d’araméen dans le livre de Daniel).

[…]

Nassim Nicholas Taleb est un écrivain, un statisticien et un essayiste libano-américain spécialisé dans la prise de décision en condition d’incertitude. Il est l’auteur de plusieurs livres dont « Le Cygne Noir »  « Antifragile » et « Jouer sa Peau » qui font partie de son œuvre en cinq volumes, l’Incerto.  Plusieurs traductions de NNT sont disponibles sur ce site ainsi que dans les recueils d’essais « l’Homme et la Cité – Volume I et II »

Pour aller plus loin :

De la Rationalité

Du skin in the game

De la religion (Taleb)

Des conflits religieux  (Taleb)

De l’intellectuel-mais-idiot (Taleb)

De la dictature de la minorité (Taleb)

Documentaire sur la réforme Vatican II (Mass of the Ages-sous titré français)