Du christianisme

Extraits de l’article de Nassim Nicholas Taleb publié le 25 août 2022 sur Medium sous le titre « On Christianity ». Ce texte est une préface pour l’édition anglophone du livre de Tom Holland « Dominion –how the christian revolution remade the world » publié en français sous le titre « Les Chrétiens – comment ils ont changé le monde »

Traduit de l’anglais par Stanislas Berton

Tom Holland a un avantage sur les autres auteurs et intellectuels : il possède cette combinaison rare d’une grande érudition et d’une remarquable clarté d’esprit, deux attributs qui semblent négativement corrélés, comme si la présence de l’un entraînait immédiatement la fuite de l’autre. Cela lui permet de détecter des choses que les autres professionnels ne remarquent pas immédiatement ou n’osent pas affirmer en public. Les historiens universitaires, soucieux de leur réputation ou de l’opinion de leurs pairs, craignent de s’éloigner ne serait-ce que d’un centimètre de l’opinion majoritaire, même s’ils savent qu’ils ont raison, ce qui donne un avantage déloyal à certaines personnes. Et ces éclairages, en dépit du fait qu’ils soient difficiles à détecter et à communiquer, apparaissent comme évidents, triviaux même, après coup. C’est ainsi qu’Holland peut être en avance sur son temps sans trop d’efforts : il y a dix ans, pour son livre sur les conditions entourant la genèse de l’Islam, il fut violemment attaqué par le grand prêtre de l’antiquité tardive, le très décoré Glenn Bowersock. Cinq ans plus tard, Bowersock publiait un livre reprenant les affirmations d’Holland.

Tout ce livre [NdT : Chrétiens – comment ils ont changé le monde] repose sur une thèse simple mais aux ramifications importantes. Par le biais d’un mécanisme appelé la distorsion rétrospective, nous regardons l’Histoire dans le rétroviseur et plaquons nos valeurs sur celle-ci de façon rétroactive. Ainsi, nous pourrions être enclins à penser que nos ancêtres, et les gréco-romains en particulier, étaient comme nous, qu’ils partageaient la même sagesse, les mêmes préférences, valeurs, préoccupations, peurs, espoirs et perspectives et tout cela sans l’IPhone, Twitter et le siège de toilette automatisé japonais. En réalité, nous dit Holland, non, non, pas du tout. Nos ancêtres n’avaient pas du tout les mêmes valeurs. En réalité, le christianisme a complètement chamboulé tout l’ancien système de valeurs.

Les gréco-romains méprisaient les faibles, les pauvres, les malades et les handicapés ; le christianisme glorifiait les vulnérables, les humbles et les intouchables et cela jusqu’au sommet de la pyramide sociale. Les anciens dieux pouvaient traverser des épreuves et connaître des difficultés mais ils continuaient d’appartenir au « club » des dieux. Jésus, lui, fut la première divinité ancienne qui connut le châtiment réservé à l’esclave, l’être occupant le rang le plus bas de toute l’espèce humaine. Et le culte qui lui succéda généralisa cette glorification de la souffrance : mourir en inférieur était plus important que de vivre en supérieur. Les Romains étaient sidérés de voir les membres de ce culte utiliser la croix, le châtiment réservé aux esclaves, comme symbole. À leurs yeux, cela devait ressembler à une sorte de blague.

Il est évident que les païens n’étaient pas totalement sans-cœur, il existe des preuves de cités païennes d’Asie Mineure venant en aide à d’autres communautés après une catastrophe mais ce sont des occurrences suffisamment rares pour justifier la règle.

Cette nouvelle religion intégrait également la notion de « jouer sa peau. ». Le christianisme, en insistant sur la Trinité, fit en sorte que Dieu souffre comme un être humain et qu’Il connaisse les pires souffrances qu’un être humain puisse connaître. Grâce à la relation consubstantielle compliquée entre le Père et le Fils, la souffrance n’était pas une simulation informatique pour le Seigneur mais une chose on ne peut plus réelle. L’argument selon lequel « je suis supérieur à vous parce que je subis les conséquences de mes actions et vous, non » s’applique aux humains et, dans ce cas précis, à la relation entre les humains et Dieu. Dans la théologie orthodoxe, cette conception se trouve prolongée par l’idée que Dieu, ayant souffert comme un humain, permet aux humains d’être plus proche de Lui et, potentiellement, de ne faire qu’un avec Lui via la Théosis [NdT : doctrine enseignée par la théologie orthodoxe et catholique orientale qui appelle l’Homme à chercher le salut par l’union avec Dieu].

Irréversibilité

Une fois installé, le christianisme se révéla impossible à déloger et l’état d’esprit nazaréen ainsi que sa structure influença ses adversaires, ses hérésies et tout ce qui tenta de le remplacer, en commençant par l’empereur Julien, et en terminant par les versions les plus récentes de l’humanisme laïque.

Le christianisme fut ainsi légitimé quand Julien l’Apostat, succombant à la distorsion rétrospective, décida de remplacer l’Église du Christ par l’Église des païens avec une organisation similaire incluant des évêques et tout le reste (ce que Chateaubriand appela « les Lévites »). Julien n’avait pas compris que le paganisme était une soupe d’affiliations décentralisées et superposées, individuelles ou collectives, aux dieux.

Ce qui est moins évident, c’est alors que nous avons tendance à penser que le christianisme descend du judaïsme, l’inverse pourrait être vrai. Même la relation mère-fille entre le judaïsme et le christianisme a été récemment remise en question d’une façon convaincante. « S’il n’y avait pas eu de Paul, il n’y aurait pas eu de rabbin Akiva » affirme le théologien Israël Yuval car nous pouvons détecter dans le judaïsme rabbinique la trace manifeste de l’influence chrétienne.

Un peu plus à l’est, l’Islam chiite partage de nombreuses caractéristiques avec le christianisme, par exemple la même approche dodécaédrique, avec douze apôtres, dont le dernier sera associé à Jésus Christ, plus des rituels d’auto-flagellation centrés sur la commémoration si familière des martyrs. Il est possible d’attribuer une origine levantine partagée à ces éléments mais l’influence chrétienne est largement acceptée par les savants islamiques étant donné que l’Islam est rétro-compatible. Dans tous les cas, il est clair que le poste récent de Guide Suprême a été très largement inspiré par la hiérarchie catholique.

Progression

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Le corollaire de la thèse d’Holland est que de nombreuses idées que nous attribuons au progrès social, y compris la laïcité etc…, descendent en ligne directe du christianisme, principalement de sa branche occidentale. Cela inclut, comme nous le verrons, l’athéisme. Mais le christianisme a été lent à faire passer ses valeurs des textes à la mise en pratique et il se peut qu’il s’agisse de l’argument central du livre. Certes, le christianisme glorifie les pauvres mais il fallut dix-sept siècles pour passer du « trou de l’aiguille » chez Matthieu 19:24 à la conception d’un communisme organisé et des divers théories sur la justice sociale [NdT : Sur ce point, il existe une spécificité française bien plus ancienne. A ce sujet, lire  « Économie médiévale et société féodale »  et « Corporations et corporatisme » de Guillaume Travers]. De la même manière, il fallut malheureusement plus d’un millénaire pour passer du « ni esclave, ni homme libre » de l’épître aux Galates 3:28 à sa mise en application.

[NdT : Là encore, la France se distingue car dès 1315, une ordonnance du roi Louis X le Hutin proclame : « Nous, considérant que notre royaume est dit et nommé le royaume des Francs ; et voulant que la chose soit accordante au nom, avons ordonné que toute servitude soit ramenée à la franchise. ». À travers l’Histoire, ce principe fut souvent résumé par la maxime : « La terre de France affranchit ».]

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Les débats

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On entend souvent l’argument selon lequel les chrétiens auraient détruit la production intellectuelle de la période classique tandis que les Arabes en auraient préservé une partie, une affirmation qui peut induire en erreur ceux qui lisent trop de Gibbon et pas assez d’autres sources. Holland a eu raison de remettre en question ce mythe probablement fondé sur des anecdotes réelles mais non représentatives : ces conservateurs « arabes » étaient quasiment tous des chrétiens Syrio-mésopotamiens parlant le syriaque travaillant principalement à partir de la Beit al Hikma, la Maison de la Sagesse, de Bagdad (comme par exemple Ishac ben Honein et Honein ben Ishac) qui réalisèrent des traductions à partir du grec mais aussi à partir de sources araméennes. Ceux qui n’étaient pas chrétiens étaient de récents convertis. Même s’il s’est beaucoup trompé sur les questions de race et d’ethnie, Ernest Renan avait raison d’affirmer que la majeure partie de l’âge d’or arabe était gréco-sassanide. La partie « gréco » était chrétienne.

La laïcité

“La religion” n’a pas la même signification pour les différentes croyances. Le christianisme est le moyen qui a été utilisé pour séparer l’Église de l’État, une autre erreur de calcul faite par Julien et bien d’autres. Gardez en tête le fait que dans les langues sémitiques, le mot din signifie « loi » ce qui en arabe est traduit par « religion » : la plus ancienne comme la plus jeune des religions abrahamiques n’étaient que des lois (l’une locale ; l’autre, universelle). Mais en chrétien araméen, c’est le mot nomous du grec nomos qui fait référence à loi, séparée de la religion. Car Jésus a séparé les deux domaines en disant « rendez à César ce qui est à César » ; un travail complémentaire fut réalisé par la suite par Saint Augustin afin de formaliser la façon de traiter avec le temporel, le spirituel, l’au-delà etc…Cela conduisit à une séparation naturelle entre l’Église et l’État.

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Croyance

Dans son livre, « les Grecs ont–ils cru en leurs mythes ? », le spécialiste de l’Antiquité Paul Veyne, explique qu’en lisant Madame Bovary, il croit à l’histoire et au personnage. Ceci peut expliquer comment Plutarque pouvait se moquer des « superstitions » païennes et terminer sa vie en tant que pieux prêtre de Delphes.

En réalité, la notion de croyance épistémique est totalement moderne et utiliser le mètre-étalon de « la Véritable Croyance Justifiée » n’est pas sans problème. [NdT : Le modèle JTB (Justified True Belief) s’applique lorsqu’une croyance est 1) justifiée par la preuve et cohérente au niveau des données, de la logique et du langage 2) vraie car elle correspond au monde réel 3) effective car nous agissons dans le respect de notre conviction]. En grec, le terme pisteuo signifie « confiance » traduit par credere en latin (lié au terme « crédit » dans le sens d’une transaction commerciale) et même en anglais, « croire » ne signifiait pas à l’origine « croire » mais plutôt quelque chose proche « d’aimer » ou de « chérir ». Dans toutes les langues sémites, amen (Haymen) signifie fidélité et confiance.

Le débat post-Lumières sur la croyance ou non en Dieu est censé être scientifique. Ce n’est pas le cas. C’est plutôt un truc pour les gens qui écrivent sur la science comme R. Dawkins, S. Pinker et tout ce groupe. On demanda un jour au grand mathématicien Robert (maintenant Israël) Aumann, qui travaille au Centre sur la rationalité de l’Université hébraïque de Jérusalem comment il pouvait être à la fois un scientifique rationnel et un juif orthodoxe très pieux et sa réponse fut : « C’est orthogonal ». N.T Wright, le théologien et historien, essaie habituellement d’expliquer que c’est « la mauvaise question. » mais je vais aller au-delà. C’est une question mal formulée.

La notion de croyance scientifique hors du domaine de la science n’est même pas scientifique. Par le biais d’un mécanisme appelé la « révélation des préférences », la prise de décision rationnelle s’intéresse à ce que vous faites et non à ce que vous « croyez ». Le processus par lequel ses croyances sont formulées à l’intérieur de votre crâne ne concerne pas la science. Nous sommes guidés à travers l’existence par des distorsions visuelles et cela serait techniquement irrationnel de chercher à les modifier. [NdT : cette idée capitale  est développée dans l’article de Taleb : «How to be rational about rationality » ]

Dans l’empirisme aux mauvais endroits

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L’ironie est que les modernistes succombent à ce que j’ai appelé l’opium de la classe moyenne, c’est-à-dire les sciences sociales et la spéculation boursière. Ces derniers rejettent la religion sous prétexte qu’elle n’est pas rationnelle pour ensuite se faire avoir par des experts économiques, des conseillers financiers et des psychologues. Nous savons que les prévisions économiques ne sont pas plus rigoureuses que l’astrologie, que les analystes financiers sont plus pompeux mais moins élégants que les évêques et que les résultats des recherches en psychologie ne peuvent pas être reproduits ce qui signifie qu’ils sont bidons.

Mon co-auteur Rupert Read et moi-même avons affirmé, en utilisant des arguments évolutionnistes, que la religion, par ses interdits, permet la transmission intergénérationnelle d’heuristiques de survie et se révèle très efficace pour inciter les gens à adopter certains types de comportements. De façon assez ironique, il a été récemment démontré que la théorie du « nudge », développée par des spécialistes en sciences humaines (et qui valut à Richard Thaler son prix Nobel d’économie), n’était pas reproductible à cause d’un artefact statistique. Non-reproductible est une façon polie de dire qu’elle ne diffère pas de l’astrologie. Écoutez l’évêque, le détenteur d’une sagesse transmise par des générations de survivants et non les psychologues [NdT : Sauf si l’évêque appelle à voter Macron ou défend des positions contraires aux enseignements fondamentaux de l’Église.]

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La désacralisation et Vatican II

Dans son apologie du christianisme, Le génie du christianisme, Chateaubriand répète plusieurs fois que la religion est essentiellement du mystère et du sacrifice (c’est-à-dire « jouer sa peau »). « Dans l’Antiquité, quelle religion n’a pas perdu son influence en perdant ses prêtres et ses sacrifices ? » écrit-il.

Dans les faits, le catholicisme a perdu son autorité morale à la minute où il a mélangé les croyances épistémiques et pistéiques [NdT : qui sont de l’ordre de l’engagement personnel : foi, confiance], en rompant le lien entre le sacré et le profane. L’aggiornamento du second Concile du Vatican au début des années 60 avait pour objectif de « mettre à jour » le catholicisme. L’une des mesures fut de traduire les prières en langue vernaculaire pour remplacer le latin. En faisant cela, c’est quasiment tout l’élément de mystère entourant la religion qui fut supprimé et cela me fait penser à cette soirée à Chicago où je suis sorti en pleine représentation d’un opéra de Verdi après m’être rendu compte qu’il était chanté en anglais.

Car dès qu’une religion sort du sacré, elle devient l’objet de croyances épistémiques. L’athéisme est le fruit du protestantisme et Vatican II s’avéra être une deuxième Réforme.

L’Islam sunnite est aujourd’hui la religion dont la croissance est la plus rapide avec un milliard et demi de croyants, et tous prient en arabe, qui est une langue étrangère pour neuf-dixièmes d’entre eux, en utilisant de surcroît une ancienne version de cette langue (fusha) qui n’est jamais utilisée pour converser par les Arabes. Quand un Marocain veut parler avec un Libanais, ils le font en français ou en anglais, pas en arabe classique. Le judaïsme a survécu avec uniquement des prières en hébreu (et un peu d’araméen dans le livre de Daniel).

[…]

Nassim Nicholas Taleb est un écrivain, un statisticien et un essayiste libano-américain spécialisé dans la prise de décision en condition d’incertitude. Il est l’auteur de plusieurs livres dont « Le Cygne Noir »  « Antifragile » et « Jouer sa Peau » qui font partie de son œuvre en cinq volumes, l’Incerto.  Plusieurs traductions de NNT sont disponibles sur ce site ainsi que dans les recueils d’essais « l’Homme et la Cité – Volume I et II »

Pour aller plus loin :

De la Rationalité

Du skin in the game

De la religion (Taleb)

Des conflits religieux  (Taleb)

De l’intellectuel-mais-idiot (Taleb)

De la dictature de la minorité (Taleb)

Documentaire sur la réforme Vatican II (Mass of the Ages-sous titré français)

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