Véritable phénomène culturel et succès inattendu au box-office, le film de Todd Phillips, Joker a su de toute évidence parler à son époque. Sous couvert de dévoiler la genèse du célèbre antagoniste du justicier Batman, il décrit le basculement dans la folie et le passage à l’acte criminel d’un jeune homme perturbé, Arthur Fleck, comique et clown raté, évoluant dans une métropole ravagée par la violence gratuite et la pauvreté.
Loin d’être un film de super-héros, Joker se veut avant tout un film social qui utilise le célèbre personnage pour parler de son époque. Métaphore d’une Amérique ou plus largement d’un monde occidental marqué par les inégalités sociales, l’incivilité, l’isolement et l’abandon des classes populaires par des élites brutales et donneuses de leçons, la ville de Gotham City dépeint une société en phase terminale de décomposition.
Le film montre comment un tel terreau, via l’humiliation quotidienne, l’absence de perspectives et la destruction des derniers garde-fous sociaux sous prétexte d’économies budgétaires, peut conduire au basculement d’un individu dans la vengeance et la violence. Le Joker, c’est à la fois les Gilets Jaunes ou les « déplorables » de l’Amérique de Trump conspués par Hillary Clinton et l’establishment.
Malheureusement, tout comme l’époque qu’il décrit, Joker refuse de faire de la politique ce que l’antihéros ne manque d’ailleurs pas de le rappeler au début de la scène clé du film. Pour le Joker comme pour les révoltés du monde d’aujourd’hui, la révolte est avant tout une affaire personnelle. Sauf qu’une addition de souffrances et de révoltes, aussi légitimes soient-elles, ne suffit pas à fonder un projet politique.
En ce sens, Joker est un pur produit de son époque et un excellent révélateur de ses limites : un film qui se veut politique mais qui réduit cette dimension à son l’aspect individuel et émotionnel. A aucun moment, il n’est en effet question ni des causes, ni des idéologies, ni de l’éventuelle construction d’un projet collectif susceptible d’apporter une solution aux problèmes.
Il y a pratiquement 50 ans, Taxi Driver de Martin Scorcese dont The Joker est un quasi-remake avec De Niro en guise de fil rouge, abordait exactement le même sujet mais prenait soin de s’attarder longuement sur la responsabilité du politique dans la déliquescence de la société. Il y a vingt ans, Fight Club de David Fincher, autre influence évidente, allait encore plus loin en montrant comment le héros parvenait à échapper à son aliénation en créant une véritable armée révolutionnaire et un nouveau système de valeurs.
Joker, lui, ne se contente que de constater la souffrance et de montrer comment un homme que l’époque a poussé jusqu’au bout de sa folie peut devenir un instrument jouissif de la vengeance sociale ainsi que le héraut de tous les opprimés. Mais sans projet collectif, ni buts politiques, cette révolte individuelle reste stérile et n’aboutit qu’à un chaos qui soulage brièvement mais ne résout absolument rien.
La grande faiblesse de Joker, qui explique son immense succès, est d’être totalement de son époque : nihiliste, narcissique et farouchement individualiste. Ce que montre en réalité Joker, c’est que notre société a perdu jusqu’à la capacité de faire de la politique, c’est-à-dire d’imaginer des projets collectifs visant le bien commun.
Après Moi le chaos.
Leçon de Joker et épitaphe de notre époque.