De la “Red Queen”

En biologie évolutive, le concept de la « Red Queen » désigne la course à l’armement permanente du vivant dans sa lutte pour la survie. Par exemple, une plante développe une toxine pour repousser les chenilles. Quelques générations plus tard, les chenilles survivantes  ont développé une immunité à la toxine et parviennent à nouveau à grignoter la plante.

Cette notion permet d’aborder l’histoire politique mais aussi celle des luttes sociales avec une toute autre grille de lecture. Appliquons celle-ci à l’histoire de l’Europe.

Rome parvient à conquérir le monde et le confort des citoyens romains repose sur l’exploitation d’une large population d’esclaves. Cette population adopte le christianisme qui abolit les barrières entre les hommes pour en faire tous des frères. L’empire romain s’effondre mais trouve le moyen de se réincarner dans l’Eglise. Pour légitimer leur pouvoir, les rois inventent la monarchie de droit divin mais le pouvoir de l’Eglise les dérange. La France invente alors le gallicanisme et ce qui ne s’appelle pas encore l’Allemagne, la Réforme, afin de contrer l’influence du Pape et de Rome.

Prenant l’ascendant sur la noblesse, la bourgeoisie prend le pouvoir et s’appuie sur la philosophie des Lumières pour remettre en cause un ordre existant qui lui est défavorable. L’ancien régime est emporté par les révolutions et la bourgeoisie devient la classe dominante.  Force motrice de la Révolution Industrielle, elle exploite le peuple dans ses usines. A la fin du XIXème, le peuple développe une contre-mesure en adoptant le socialisme et en créant les premiers syndicats.

Grand perdant de la colonisation mais néanmoins  déterminé à dominer l’Europe, le peuple allemand déclenche deux guerres mondiales qui affaiblissent ses deux rivaux que sont la France et l’Angleterre. La défaite de l’Allemagne en 1945 permet aux chrétiens-démocrates de prendre le pouvoir et l’après-guerre devient l’âge d’or de la classe moyenne. Pour faire pression sur les salaires, le patronat ouvre grand les vannes de l’immigration dès les années 70 puis profite ensuite de la mondialisation financière et économique pour s’affranchir du cadre national. Les classes moyennes voient leur niveau de vie baisser et le peuple se retrouve chassé en zone périphérique par les populations des banlieues. La riposte prend la forme des partis dits « populistes » et des mouvements identitaires.

A l’échelle internationale, l’Occident utilise le christianisme pour soumettre et coloniser les peuples du Nouveau-Monde. Plus tard, il fera de même avec la « civilisation » et les « droits de l’homme » en Afrique et en Asie. Confronté à la menace occidentale, le Japon riposte en 1868 avec l’ère Meiji et l’impérialisme. Partie avec un temps de retard, la Chine reprend la main avec la création du parti communiste chinois, nouvelle forme de l’administration impériale et le sacre de Mao comme nouvel empereur. Suite à l’effondrement de l’URSS, version communiste et laïque de l’empire russe, la Russie retrouve son rang sur la scène internationale en renouant avec le nationalisme et l’orthodoxie sous la direction du  nouveau tsar de toutes les Russies  Vladimir Poutine.  Conquis et vaincus pendant deux siècles, l’Afrique et le monde arabo-musulman ont trouvé avec le pétrole un levier d’influence et avec l’islam et la démographie, un moyen de soumettre l’Europe et de prendre leur revanche sur leurs anciens colonisateurs.

Ce rapide survol de l’histoire du monde permet de noter que contrairement aux espèces animales où la « Red Queen » prend pour l’essentiel la forme d’une évolution physiologique, chez l’espèce humaine, cette course à l’armement se déroule toujours sur le plan de la technique, des idées et des formes d’organisation. Le biologiste Richard Dawkins a proposé le terme de « mèmes », en opposition à « gènes »  pour désigner cette information transmise par la culture et soumise, au même titre que la biologie, aux forces de l’évolution. Dans un précédent article, j’ai  justement montré comment la « densité informationnelle » constituait la variable clé pour expliquer l’efficacité d’un système culturel, organisationnel ou économique. La « Red Queen » et son cortège de mèmes, c’est la densité informationnelle en action.

Cette grille de lecture nous permet de comprendre que les corps politiques et sociaux sont eux aussi des organismes engagés dans la lutte pour la survie. Génération après génération, des ensembles de  mèmes se transmettent ou évoluent pour assurer la domination et la pérennité du groupe.

Dans certains cas, des  mèmes  particulièrement efficaces permettent à un groupe donné d’établir une domination temporaire sur les autres groupes, le temps que ces derniers développent une parade via des contre-mèmes. A l’inverse, l’adoption de mèmes inadéquats ou de mauvaise qualité peut compromettre durablement la survie du groupe et parfois même conduire à sa disparition.

Dans tous les cas, le repos et la paix demeurent de dangereuses illusions pour peuples fatigués.

Soumis à l’impitoyable tyrannie de la « Red Queen », nous sommes condamnés  à nous battre jusqu’à notre dernier souffle ou à disparaître si nous refusons le combat.  Comme Alice, pour échapper à la « Reine Rouge », nous devons sans cesse courir, ne serait-ce que pour rester sur place.

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