Tag Archives: Taleb

De la dictature de la minorité

Extraits de l’article original publié par Nassim Nicholas Taleb sur Medium. Le texte est tiré du livre « Jouer sa peau » (Les Belles Lettres) – « Skin in the Game » (Random House)

Traduit de l’anglais par Stanislas Berton

De la dictature de la minorité: pourquoi les plus intolérants gagnent

La situation suivante est le meilleur exemple que je connaisse pour expliquer le fonctionnement d’un système complexe : il suffit qu’une minorité intransigeante, un certain type de minorité intransigeante, atteigne un niveau de l’ordre de trois ou quatre pourcent de la population totale pour que l’ensemble de la population se soumette à ses préférences. De plus, la domination de la minorité bénéficie d’une illusion d’optique : un observateur naïf a l’impression que les choix et les préférences sont ceux de la majorité. Si cela semble absurde, c’est parce que nos intuitions scientifiques ne sont pas calibrées pour ça  (oubliez les intuitions scientifiques et universitaires et les jugements à l’emporte-pièce; cela ne marche pas et les raisonnements standards échouent à comprendre les systèmes complexes, ce n’est en revanche pas le cas de la sagesse de grand-mère).

L’idée principale qui sous-tend les systèmes complexes est que l’ensemble se comporte d’une façon qui ne peut être prédite à partir de l’analyse des parties. Les interactions sont plus importantes que la nature des éléments eux-mêmes. L’analyse d’une fourmi ne permettra jamais (dans ce genre de situation, on peut dire « jamais » sans risque), de comprendre comment fonctionne la fourmilière.

Pour cela, il est nécessaire de comprendre le fonctionnement de la fourmilière en tant que fourmilière, pas plus, pas moins et pas en tant que groupe de fourmis. Cela s’appelle une propriété « émergente » de l’ensemble où la partie et le tout diffèrent car ce qui compte ce sont les interactions entre les parties. Et les interactions peuvent obéir à des règles très simples. La règle que nous allons étudier dans ce chapitre est la règle de la minorité.

La règle de la minorité va nous montrer comment un petit groupe de gens intolérants et vertueux avec du skin in the game, sous la forme de courage, suffit pour faire fonctionner correctement la société.

De façon ironique, l’exemple de cette complexité me frappa alors que je participais à un barbecue organisé par l’institut des systèmes complexes de Nouvelle-Angleterre. Tandis que les hôtes dressaient la table et sortaient les boissons de leurs emballages, un ami pratiquant et ne mangeant que kasher passa nous dire bonjour. Je lui offris un verre de cette eau  jaune et sucrée parfumée à l’acide citrique que les gens appellent parfois de la limonade, certain qu’il allait le refuser au nom de ses prescriptions alimentaires. Il ne le fit pas. Il but le liquide appelé « limonade » et une autre personne mangeant kasher fit remarquer qu’ici « les liquides étaient kasher ». Nous regardâmes l’emballage de la boisson.  En tout petit caractère, on pouvait voir un « U »à l’intérieur d’un cercle indiquant que la boisson était kasher. Ce symbole sera détecté par ceux qui ont besoin de savoir et qui savent où le trouver. Quant à tous les autres qui, comme moi, avaient parlé en prose pendant des années  sans le savoir, ils avaient bu kasher sans savoir que c’était kasher.

Une étrange idée me frappa. La population qui mange kasher représente moins de trois dixième de pourcent des résidents des Etats-Unis d’Amérique. Pourtant, il semble que presque toutes les boissons sont kasher. Pourquoi ? Parce que passer au kasher permet au producteur, à l’épicier, au  restaurant, de ne pas distinguer entre kasher et non-kasher pour les liquides et ainsi éviter un marquage particulier, des rayons dédiés, un inventaire spécifique et différents entrepôts de stockage. Et cette simple règle qui va changer complètement le total est la suivante :

Quelqu’un qui mange kasher (ou halal) ne mangera jamais de la nourriture non-kasher (ou non-halal) mais il est permis à quelqu’un qui ne mange pas kasher de manger kasher.

[…]

Appelons une telle minorité le groupe intransigeant et la majorité le groupe, flexible.

Et la règle est l’asymétrie dans les choix.

[…]

Deux autres choses. Premièrement, la géographie du terrain, c’est-à-dire la structure spatiale a son importance.   La situation n’est pas du tout la même si les intransigeants vivent dans leur propre quartier ou s’ils sont mélangés au reste de la population. Si les gens qui suivent la règle minoritaire vivent dans des ghettos avec leur économie séparée, dans ce cas la règle minoritaire ne  s’applique pas.  Mais si la population est distribuée spatialement de façon égale, disons que le ratio de cette minorité dans le quartier est le même que celui dans le village, que celui du village est le même que celui dans le département, que celui du département est le même que celui de la région et que celui de la région est le même que celui du pays alors la majorité (flexible) devra se soumettre à la règle de la minorité.

[…]

Considérons à présent cette manifestation de la dictature de la minorité.

Au Royaume-Uni, où la population musulmane (pratiquante)  représente entre 3 et 4% de la population,  une proportion élevée de la viande est halal. Près de 70% des exportations d’agneau de Nouvelle-Zélande sont halal. Près de 10% des enseignes de la chaîne Subway sont uniquement halal, c’est-à-dire qu’ils ne vendent pas de porc et cela malgré les pertes enregistrées par ces magasins. La même logique est à l’œuvre en Afrique du Sud où, en dépit d’une proportion similaire de musulmans, un nombre disproportionnellement élevé du poulet produit est halal.

[…]

Par conséquent, la règle de minorité peut produire une proportion de produits halal dans les commerces plus importante que celle des consommateurs de halal dans la population.

La voie à sens unique des religions

De la même manière, la diffusion de l’islam au Proche-Orient où le christianisme était très bien implanté (il est né là-bas) peut être attribuée à deux asymétries simples. Les premiers dirigeants islamiques ne cherchèrent pas vraiment à convertir les chrétiens car ces derniers généraient pour eux des revenus fiscaux (le prosélytisme de l’Islam ne s’intéresse pas à ceux qu’il appelle « les gens du livre », c’est-à-dire les individus pratiquant une religion abrahamique). En l’occurrence, mes ancêtres qui vécurent pendant plus de treize siècles sous domination musulmane trouvèrent des avantages dans le fait de ne pas être musulmans, notamment le fait d’être exempté de conscription militaire.  

Les deux asymétries étaient les suivantes. Premièrement, sous la règle islamique, si un non-musulman épouse une femme musulmane, il doit se convertir à l’Islam et si l’un des deux parents de l’enfant est musulman, l’enfant sera musulman. Deuxièmement, devenir musulman est irréversible étant donné que selon cette religion, l’apostasie est considérée comme le crime le plus grave et à ce titre punie de mort. Le célèbre acteur égyptien Omar Sharif, né Mikhael Demetri Shalhoub, était à l’origine un chrétien libanais. Il se convertit à l’islam pour épouser une célèbre actrice égyptienne et changea son nom pour en prendre un d’origine arabe. Plus tard, il divorça mais ne renia pas sa nouvelle religion pour retourner vers celle de ses ancêtres.

En appliquant ces deux asymétries, il est possible de réaliser des simulations très simples permettant de voir comment un petit groupe islamique occupant l’Égypte chrétienne (copte) peut conduire au cours des siècles les coptes à devenir une petite minorité. Il suffit pour cela d’un petit nombre de mariages interreligieux. De la même manière, il est possible de comprendre pourquoi le judaïsme ne se diffuse pas et reste une minorité  étant donné que cette religion obéit à la logique inverse : la mère doit être juive, poussant ainsi les mariages interreligieux à être exclus de la communauté.

En réalité, il a suffi que l’islam se montre plus têtu que le christianisme qui lui-même avait gagné grâce à sa propre obstination. En effet, bien avant l’islam, la diffusion originelle du christianisme peut être largement attribuée à l’intolérance aveugle des chrétiens, à leur prosélytisme récalcitrant, inconditionnel et agressif. Le paganisme romain était à l’origine très tolérant à l’égard des chrétiens car la tradition était de partager les dieux avec les autres membres de l’empire. Ils ne comprenaient pas pourquoi ces Nazaréens ne voulaient pas procéder à cet échange de dieux et offrir ce type nommé « Jésus » au panthéon romain en échange d’autres dieux. Les « persécutions » dont souffrirent les chrétiens furent conditionnées en grande partie par l’intolérance de ces derniers pour le panthéon des dieux locaux plutôt que le contraire. L’Histoire que nous lisons aujourd’hui est celle  qui fut écrite par les chrétiens et non par les gréco-romains.

En réalité, nous observons dans l’histoire des « religions » méditerranéennes, ou plutôt des rituels et des systèmes de comportements et de croyances, une dérive dictée par les intolérants contribuant  à resserrer les mailles de ces systèmes pour les transformer en ce que l’on peut appeler une religion.  

Le Judaïsme a failli perdre à cause de la transmission par la mère et du confinement de son origine tribale mais le christianisme, et pour les mêmes raisons l’islam, prirent le dessus. L’islam ? Il y a eu de nombreux islams, la version finale étant bien différente des plus anciennes. Car l’islam lui-même est en train d’être dominé (dans la branche sunnite) par les puristes, tout simplement parce qu’ils sont plus intolérants que les autres : les Wahhabis, fondateurs de l’Arabie Saoudite, furent ceux qui détruisirent les sanctuaires et qui imposèrent les règles les plus intolérantes, un procédé qui fut imité par la suite par l’État Islamique. Chaque version de l’islam sunnite semble être là pour répondre aux exigences de ses branches les plus intolérantes.

Conjecturons à présent que la formation des valeurs morales dans une société ne proviennent pas de l’évolution du consensus. Non, la personne la plus intolérante impose sa vertu aux autres grâce à son intolérance. La même logique s’applique pour les droits civiques.

Alexandre déclara qu’il était préférable d’avoir une armée de moutons menée par un lion qu’une armée de lions menée par un mouton. Alexandre (ou plus vraisemblablement celui qui fut à l’origine de ce proverbe apocryphe) comprenait la valeur d’une minorité active, intolérante et courageuse. Hannibal terrorisa Rome pendant plus d’une décennie avec une petite armée de mercenaires, remportant vingt-deux batailles contre les Romains, batailles où ses troupes se trouvaient à chaque fois en nombre inférieur. Lui aussi était inspiré par cette maxime. A la bataille de Cannes, il répondit à Gisco qui se plaignait du fait que les Carthaginois étaient moins nombreux que les Romains : « Il y a une chose qui est plus merveilleuse que leur nombre…dans toute cette multitude, il n’y a pas un homme qui s’appelle Gisco. »

Unus sed leo: un seul mais un lion

Le courage obstiné paie et pas seulement à la guerre

Toute l’évolution de la société, économique ou morale, émane d’un petit groupe d’individus.

Ainsi, nous concluons ce chapitre avec une remarque sur le rôle du skin in the game dans l’état de la société. La société n’évolue pas par consensus,  vote, majorité, comité, réunions, conférences universitaires et sondages : seule une poignée de gens suffit à faire bouger les choses. Il suffit d’agir de façon asymétrique. Et l’asymétrie est présente en toute chose.

Note du traducteur :

L’argument sur la dictature des minorités de Nassim Nicholas Taleb s’applique parfaitement  à l’histoire de la Révolution Française. A l’origine, la République était un projet largement rejeté par le peuple français et une large majorité des révolutionnaires eux-mêmes mais porté par une minorité organisée, active et intransigeante . Au final, c’est bien ce projet qui s’est imposé, en grande partie par la terreur, l’intimidation et le massacre,  au point que la plupart des Français confondent aujourd’hui la République avec la France. Pour en savoir plus, lire la remarquable étude de Claude Quétel « Crois ou Meurs : histoire incorrecte de la Révolution Française ».

NB: Cet article ne fait pas partie du recueil, l’Homme et la Cité

De la Rationalité

Fête de l’Être Suprême – 8 juin 1794

“La dernière démarche de la raison est de reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la surpasse.” Blaise Pascal

La rationalité est la grande conquête de la modernité.

Avant les Lumières, nous disent les manuels, point de salut.

L’Humanité était plongée dans les ténèbres de l’ignorance et de la superstition.

Par les travaux de philosophes et via l’action de groupes influents et organisés comme les Francs-Maçons, la Raison est devenue, à partir du XVIIIe siècle, la pierre angulaire de l’ordre social, économique et politique moderne et la société née de la Révolution Française, sa vitrine.

Face au poids des dogmes et aux excès de l’Ancien Régime, il est tout à fait logique que la Raison soit apparue à l’époque comme un progrès et il s’agissait là sans doute d’une étape nécessaire dans l’évolution de la pensée humaine.

Néanmoins, grâce aux progrès de la science, notamment dans les domaines de la psychologie, de la neurologie et de la biologie évolutive, nous savons désormais que c’est une grave erreur que de compter uniquement sur la Raison et de rejeter avec mépris des croyances et des comportements en apparence irrationnels.

En effet, comme l’a expliqué Nassim Nicholas Taleb en s’appuyant sur les travaux de Herb Simon, Gerd Gigerenzer et Ken Binmore, l’être humain possède une rationalité dite limitée (bounded rationality). Contrairement à un ordinateur, un individu ne peut pas tout mesurer et tout analyser. Par conséquent, sous l’effet de la pression évolutive, l’être humain a dû trouver des solutions cognitives sous la forme de raccourcis mentaux et de distorsions pour prendre des décisions de manière rapide et efficace.

De leur côté, les psychologues Daniel Kahneman et Amos Tversky, prix “Nobel” d’économie,  sont arrivés à des conclusions similaires dans leurs travaux sur la rationalité et les heuristiques. Selon eux, le cerveau humain est gouverné par deux systèmes : le Système 1,  intuitif et émotionnel permettant la prise de décision rapide et le Système 2, logique et analytique mais plus lent à fournir des résultats. Les deux systèmes ont évolué en parallèle pour répondre le plus efficacement possible à la nécessité d’une prise de décision, chacun d’entre eux possédant ses forces mais aussi ses faiblesses sous la forme de biais cognitifs.

Ces découvertes nous invitent donc à relativiser l’importance considérable donnée dans le monde moderne au système 2 que nous appelons non sans orgueil, la Rationalité.

Comme l’a magistralement expliqué Taleb, nous sommes en réalité bien en peine d’expliquer ce que constitue véritablement la rationalité et de définir de façon rigoureuse ce qui est rationnel par rapport à ce qui ne l’est pas. En effet, certains comportements, croyances ou superstitions semblent être irrationnels jusqu’au moment où nous découvrons qu’ils possèdent une véritable raison d’être et permettent la prise en compte d’externalités, négatives ou positives, qui échappent totalement à l’analyse rationnelle.

C’est le cas par exemple d’une superstition de Nouvelle-Guinée qui interdit de s’endormir au pied d’un arbre. En réalité, cette superstition protège les papous du danger de se faire écraser par un arbre mort pendant leur sommeil, véritable risque dans cet environnement.

Il en va de même pour les interdits alimentaires religieux comme le casher ou le halal. En apparence absurdes et irrationnels, ces pratiques permettent de renforcer l’identité du groupe, de souder ce dernier autour de pratiques et de rituels communs et donc de renforcer la confiance et la coopération entre ses membres, conditions essentielles à la survie de la communauté et à son succès.

En appliquant cette grille de lecture, la religion et les dogmes, de même que certaines croyances et superstitions populaires, se révèlent comme tout sauf irrationnels car ils permettent, via le Système 1, de palier aux limites de notre rationalité limitée et révèlent souvent leur véritable raison d’être qu’après un long et complexe processus d’analyse.

Cette idée a conduit le philosophe Nassim Nicholas Taleb à proposer une définition capitale de la rationalité et à formuler l’une des idées le plus importantes de notre siècle :

« Juger les gens sur leurs croyances n’est pas scientifique »

« La rationalité d’une croyance ne compte pas, seule compte la rationalité d’une action »

« La rationalité d’une action ne peut être jugée que d’un point de vue évolutif »

Pour dire les choses autrement :

  1. Il faut juger les gens non pas sur ce qu’ils pensent ou sur ce qu’ils disent mais sur leurs actions car elles seules révèlent leurs véritables préférences
  2. Doit être considéré comme rationnel tout ce qui permet la survie et irrationnel tout ce qui nuit à cette dernière

Pour terminer :

« Il ne faut jamais évaluer les croyances par rapport à d’autres croyances mais par rapport à la survie des groupes qui les adoptent » 

C’est donc à l’aune de ce critère que nous devons évaluer la croyance moderne en la rationalité.

Au nom de la rationalité, nous avons détruit la religion.

En faisant cela, nous avons détruit un référentiel culturel commun, des valeurs et des principes testés par des millénaires de vie en société et un cadre moral et éthique qui structurait l’ensemble de la vie humaine. Sans ce cadre mental collectif, la vie en société n’est plus possible et les individus se retrouvent isolés, atomisés et menacés par l’anarchie, sans parler du fait que le vide laissé par la religion chrétienne risque aujourd’hui d’être rempli par une religion qui, elle, refuse radicalement la modernité, l’islam.

Au nom de la rationalité, nous avons chassé les rois de leurs trônes pour fonder un système sur le contrat social entre des individus théoriquement libres et rationnels.

En faisant cela, nous avons permis la manipulation de l’opinion publique par les médias de masse, garanti le gouvernement à court terme au gré des rapports de force électoraux et confié le pouvoir à une caste de technocrates protégés des conséquences de leurs erreurs et par conséquent suscité un rejet et une défiance sans précédent vis-à-vis de la chose publique.

Au nom de la rationalité, nous avons créé une organisation économique d’une redoutable efficacité assurant aux êtres humains un niveau de confort sans précédent dans l’histoire.

En faisant cela, nous avons permis la concentration de la richesse entre les mains d’une élite apatride ; nous avons fait disparaître un grand nombre de savoir-faire et vidé le travail de son sens ; nous avons épuisé les ressources naturelles de la planète, dégradé et détruit un ensemble considérables d’écosystèmes naturels et entraîné une augmentation de la population telle qu’elle menace à moyen terme la survie de l’espèce.

Enfin, au nom de la rationalité, nous avons chassé Dieu de l’esprit des hommes.

En faisant cela, nous avons fait de l’Homme et ses caprices la mesure de toute chose ; nous nous sommes privés de la seule limite capable de poser une borne à nos passions et à notre violence et surtout nous avons privé la Nature et le Vivant de leur caractère inviolable et sacré.

En réalité, après plus de deux cent ans, nous ne pouvons que constater que le règne sans partage de la rationalité a été un désastre complet et que ceux qui aujourd’hui encore élèvent des temples à la déesse Raison sont en réalité en train de construire le tombeau de l’espèce humaine.

Face à ce désastre, tout l’enjeu philosophique et spirituel du XXIe siècle est, dans un premier temps, de limiter les dégâts considérables causés par la fausse rationalité et dans un deuxième temps, de préserver les réels acquis de la science et l’intelligence analytique tout en réintroduisant l’idée de Dieu et de la croyance, là où il est  désormais vital de le faire afin de réconcilier les deux formes formes de pensée nécessaires à la survie que sont la logique et l’intuition, le Système 1 et le Système 2.

Si l’Occident échoue dans cette tâche, il connaîtra un retour au plus terrible des obscurantismes, un monde barbare et brutal où il n‘y aura plus de place ni pour la pitié, ni pour la nuance.

Pour aller plus loin:

The Master and his emissary, Ian McGilchrist

How to be rational about rationality (Taleb)

Money, Gods and Taboos : resacralizing the commons (Ugo Bardi)

The Haunted Mind: The Stubborn Persistence of the Supernatural (Bo & Ben Winegard)

Dix mesures pour une société robuste aux “Black Swans”

Note : Extraits d’un article de Nassim Nicholas Taleb originalement publié en 2009 dans le Financial Times et repris dans la seconde édition du «Cygne Noir » (Random House/Les Belles Lettres)

Traduit de l’anglais par Stanislas Berton

1- Ce qui est fragile doit casser le plus tôt possible tant que c’est encore petit.

Rien ne devrait  jamais devenir « too big to fail » (trop gros pour disparaître). L’évolution économique actuelle aide ceux qui ont le plus de risques cachés à grandir.

2- Pas de socialisation des pertes et de privatisations des profits.

Tout ce qui a besoin d’être renfloué par l’Etat doit être nationalisé ; tout ce qui n’a pas besoin d’être renfloué doit être libre, petit, et capable de supporter le risque. Nous avons aujourd’hui le pire du capitalisme et du socialisme. […] C’est irréel.

3- Les gens qu’on a laissé conduire un bus scolaire avec un bandeau sur les yeux et qui l’ont conduit droit dans le mur ne devraient jamais se voir confier un autre bus.

Les instances économiques (universités, régulateurs, banquiers centraux, experts gouvernementaux, toute organisation employant des économistes) ont perdu toute légitimité suite à l’échec du système en 2008. Il est irresponsable et stupide d’avoir confiance en leur capacité à nous sortir de ce bourbier. […] Trouvez des gens intelligents qui ont encore les mains propres.

4- Ne laissez pas quelqu’un qui reçoit un bonus « d’incitation » gérer une centrale nucléaire ou vos risques financiers.

Il y a des chances qu’il fera des économies sur la sécurité pour réaliser un « profit » grâce à ces économies tout en vantant sa gestion « prudente ». Les bonus ne prennent pas en compte les risques cachés d’effondrement. C’est l’asymétrie du système des bonus qui nous a conduits là où nous en sommes. Pas d’incitations sans contre-incitations : le capitalisme intègre les récompenses et les punitions, pas uniquement les récompenses.

5- Compensez la complexité par la simplicité.

La complexité née de la mondialisation et de l’interconnexion accrue des économies doit être contrée par la simplicité des produits financiers. […] Ajouter de la dette dans ce système produit des mouvements dangereux et imprévisibles et n’offre aucune marge d’erreur. Les systèmes complexes survivent parce qu’ils ont des réserves et qu’ils sont redondants, pas grâce à la dette et l’optimisation. […]

6- Ne donnez pas des bâtons de dynamite à des enfants, même si un avertissement est imprimé dessus.

Les produits financiers complexes doivent être interdits parce que personne ne les comprend et peu de gens sont assez rationnels pour le comprendre. Nous devons protéger les citoyens d’eux-mêmes, des banquiers qui leurs vendent des produits financiers « sans risque » et des régulateurs crédules qui écoutent les théoriciens économiques.

7- Seuls les systèmes de Ponzi dépendent de la confiance. Un gouvernement ne devrait jamais avoir à « restaurer la confiance ».

Dans un système de Ponzi, le plus célèbre étant celui crée par Bernard Madoff, une personne emprunte ou utilise les fonds d’un nouvel investisseur pour rembourser un investisseur existant voulant quitter le système. L’enchaînement de rumeurs est le produit des systèmes complexes. Le gouvernement ne peut pas mettre un terme aux rumeurs. Il doit simplement être en position de les ignorer, d’y être robuste.

8- Ne donnez pas plus de drogue à un drogué s’il a un problème de sevrage.

Utiliser l’effet de levier pour résoudre des problèmes d’effet de levier n’est pas de l’homéopathie, c’est du déni. La crise de la dette n’est pas un problème temporaire : il est structurel. Nous avons besoin d’une cure de désintoxication.

9- Les citoyens ne devraient pas dépendre d’actifs financiers comme dépôts de valeurs et dépendre des conseils d’experts faillibles pour leur retraite.

Nous devons apprendre à  ne pas utiliser les marchés comme lieux de stockage de la valeur ; ils n’offrent pas les garanties de certitude dont les citoyens normaux ont besoin, malgré ce qu’affirment les « experts ». Investir devrait être fait uniquement « pour le fun ». Les citoyens devraient uniquement être inquiets de la performance de leurs propres affaires (qu’ils contrôlent) et non de leurs investissements  (qu’ils ne contrôlent pas).

10- Faire une omelette avec les œufs cassés.

Au final, la crise de 2008 ne fut pas un problème à résoudre avec quelques réparations de fortune de même qu’un bateau avec une coque pourrie ne peut pas être sauvé par quelques planches neuves.

Nous devons reconstruire une nouvelle coque avec des matériaux nouveaux et plus résistants : nous devons reconstruire le système avant qu’il ne le fasse lui-même. Avançons volontairement vers une économie plus robuste en aidant ce qui doit casser à casser, en transformant la dette en capital, en marginalisant les instances économiques et les écoles de commerce, en supprimant le « Nobel » d’économie, en interdisant les rachats via l’effet de levier, en remettant les banquiers à leur place et en reprenant les bonus de tous ceux qui nous ont amené là où nous en sommes (en demandant par exemple le restitution des fonds accordés aux banquiers dont la richesse a été de fait subventionnée par les impôts des instituteurs).

Ainsi nous verrons apparaître une vie économique plus proche de notre environnement biologique : des plus petites entreprises, une écologie plus vivante, pas de logique spéculative, un monde dans lequel les entrepreneurs et non les banquiers assument les risques et dans lequel les entreprises vivent et meurent sans faire les gros titres des journaux.

Version PDF

NB: Cet article ne fait pas partie du recueil l’Homme et la Cité

Du Black Swan

« Il est difficile de faire des prédictions surtout en ce qui concerne l’avenir » Yogi Berra

Dans son livre, le « Cygne Noir » (Black Swan), le statisticien Nassim Nicholas Taleb a développé la théorie du même nom. Celle-ci désigne un événement imprévisible possédant une faible probabilité de survenir mais qui, au cas où il arriverait, aurait des conséquences d’une portée considérable et exceptionnelle. Cette théorie est utilisée pour expliquer l’impact disproportionné des événements difficiles à prédire, l’impossibilité de calculer de tels éléments en utilisant les méthodes statistiques classiques et enfin les biais cognitifs qui empêchent les individus, personnellement et collectivement, de comprendre et percevoir de tels événements.

Le terme « cygne noir » provient de l’anecdote suivante: jusqu’à la découverte du Nouveau-Monde, les européens pensaient que tous les cygnes étaient blancs. Or, la découverte d’un seul cygne noir fut suffisante pour remettre totalement en cause cette conception. Cet exemple offre une illustration du principe logique suivant : « l’absence de preuve n’est pas la preuve d’absence ».

En cette période de fêtes de fin d’année, l’histoire de la Dinde de Noël offre un bel exemple des dangers d’une pensée incapable d’intégrer la notion de « cygne noir ».

Durant toute l’année, mois après mois, la dinde de Noël est nourrie par son éleveur.

Dans l’esprit de la dinde commence à se dessiner une tendance.

A l’approche de Noël, son gavage s’intensifie.

La Dinde en conclut que la tendance est confirmée et que les choses vont de mieux en mieux pour elle. Si la veille de Noël, un sondeur demandait à la dinde sa prédiction pour l’année suivante, elle  anticiperait certainement la poursuite du gavage en s’appuyant sur les données des mois précédents.

Mais le jour de Noël, la série s’arrête brutalement : la Dinde est mise à mort pour être mangée.

Le graphique ci-dessous illustre parfaitement le choc causé par l’irruption soudaine d’un « cygne noir » dans une série considérée à tort comme linéaire.

Aujourd’hui, comme la dinde de Noël,  nos sociétés refusent  d’envisager qu’un grand nombre de « Black Swans » peuvent frapper les domaines suivants :

-l’Union Européenne

-la croissance économique

-le système bancaire et financier international

-la démographie

-la paix

-le « progrès »

“l’élite”

la République et les Droits de l’Homme

Pour accepter la réalité des « Cygnes Noirs », encore faut-il admettre que ces derniers existent mais aussi être prêts mentalement à changer radicalement de paradigme.

Pour aller plus loin:

Mini-conférences de Taleb sur les probabilités

De l’Intellectuel-mais-Idiot (IMI)

Traduction de l’article publié en anglais par Nassim Nicholas Taleb sur Medium en 2016. Quelques libertés ont été prises par rapport à l’article original pour adapter son contenu et ses exemple à un public français. L’esprit du texte a été rigoureusement respecté.

Extrait du livre « Jouer sa peau » (Les Belles Lettres) – « Skin in the Game » (Random House)

“De l’Inde à l’Angleterre en passant par les Etats-Unis, nous sommes les témoins à l’échelle mondiale d’une révolte contre la cabale des « experts » et des journalistes du système sans « skin in the game », cette classe de semi-intellectuels paternalistes diplômés de l’ENA, d’HEC, de Sciences-Po ou d’établissements similaires aux diplômes prestigieux qui s’arrogent le droit de nous dire  1) ce que nous devons faire 2) ce que nous devons manger 3) comment parler 4) comment penser et… 5) pour qui voter.

Le problème, c’est que les borgnes suivent les aveugles : ces membres auto-proclamés de l’intelligentsia seraient incapable de trouver leur derrière avec leurs deux mains, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas assez intelligents pour définir ce qu’être intelligent veut dire et que par conséquent, ils restent prisonnier de raisonnements circulaires, leur principale compétence étant au final de passer des examens conçus par des gens comme eux.

Quand les résultats d’articles de recherche en psychologie peuvent être répliqués dans seulement 40% des cas, quand les conseils diététiques changent du tout au tout après 30 ans de diabolisation de la matière grasse, quand l’analyse macro-économique est moins fiable que l’astrologie, quand vous avez Bernanke nommé à la FED (réserve fédérale américaine) alors qu’il est complètement à la ramasse sur les risques pesant sur le système financier et que vous avez des tests pharmaceutiques dont les résultats ne peuvent être répliqués qu’une fois sur trois, vous avez tout à fait le droit de vous en remettre à votre instinct ancestral ou d’écouter vos grand-mères (ou Montaigne et tout autre savoir classique éprouvé par le temps) car ces bonnes vieilles recettes offrent de meilleurs résultats que tous ces pseudo-experts en costume.

Il n’est pas difficile de constater que ces bureaucrates universitaires qui s’arrogent le droit de gérer nos vies ne sont même pas rigoureux en matière de statistiques médicales ou de politiques publiques. Ils ne savent pas faire la différence entre la science et le scientisme. Pour leurs esprits obsédés par l’image, le scientisme a l’air plus scientifique que la véritable science (par exemple, il est trivial de montrer que tous ceux qui à l’instar de Cass Sunstein ou de Richard Thaler cherchent à nous « nudger » vers certains comportements, qu’ils classifieraient comme « rationnels » ou « irrationnels » (ou tout autre catégorie indiquant une déviation d’un protocole désiré ou prescrit)  ne comprennent la théorie des probabilités et utilisent les modèles de premier ordre de façon cosmétique). Ils sont également enclins à confondre l’ensemble avec l’agrégation linéaire de ses composants, comme nous l’avons vu dans le chapitre consacré à l’extension de la règle minoritaire.

***

L’Intellectuel-mais-Idiot est une production de la modernité qui a connu une accélération à partir de la moitié du vingtième siècle pour atteindre aujourd’hui son apogée, accompagné par une cohorte de gens sans skin in the game qui ont envahi de nombreux pans de la société.  Pourquoi ? Tout simplement parce que dans la plupart des pays, le poids du gouvernement est entre cinq et dix fois plus important que ce qu’il était il y a encore un siècle (exprimé en pourcentage du PIB). L’IMI semble être désormais à tous les coins de rue mais représente encore une toute petit minorité. On le retrouve rarement hors de certaines institutions spécialisées : think-tanks, medias et universités car la plupart des gens ont des vrais métiers et il n’y a pas beaucoup de postes vacants pour les IMI.

Méfiez-vous du semi-érudit qui pense qu’il est un érudit.

Il est incapable de détecter naturellement le sophisme.

L’IMI psychiatrise les autres lorsqu’ils font des choses qu’il ne comprend pas sans se rendre compte qu’en l’occurrence,  c’est sa compréhension qui est limitée. Il pense que les gens devraient agir dans leur intérêt et lui seul sait comment agir en ce sens, surtout s’il s’agit de ploucs ou d’habitants de la France profonde qui votent pour le FN ou pour le « Non » au référendum de 2005.

Quand les plébéiens font quelque chose qui a du sens pour eux mais non pour lui, l’IMI emploie le terme « non-éduqué ». Ce que nous appelons généralement la participation au processus démocratique, l’IMI le désigne par « démocratie » quand cela lui convient et par « populisme » quand la plèbe ose voter d’une façon qui va à l’encontre de ses préférences.

Alors que les riches prônent le « un euro, une voix », les plus humanistes le « un homme, une voix, » Monsanto le  « un lobbyiste, une voix, », l’IMI prône le « un diplômé de l’ENA, une voix » ou équivalent pour toute autre établissement d’ « élite » faisant partie du club.

Socialement, l’IMI est abonné au Monde ou au Nouvel Obs. Il n’est jamais grossier sur Twitter. Il parle de l’ « égalité des races » et d’ « égalité économique » mais n’a jamais été boire un verre avec un conducteur de taxi issu d’une minorité ethnique (une fois de plus, pas de skin in the game car le concept est étranger à l’IMI). Les IMI du Royaume-Uni ont été embobinés par Tony Blair. L’IMI moderne a assisté à plus d’un Ted talks en personne et en a regardé plus de deux sur Youtube.

Non seulement il a voté pour Hillary-Monsanto-Malmaison parce qu’elle était la mieux placée, et autre raisonnement circulaire du même acabit mais en plus il considère tous ceux qui n’ont pas fait de même comme mentalement perturbés.

L’IMI possède un exemplaire du « Cygne Noir » (livre de Taleb) dans sa bibliothèque mais confond l’absence de preuve avec la preuve d’absence. Il croit que les OGM sont de la « science » et que cette « technologie » ne diffère en rien des méthodes de reproduction traditionnelles du fait de sa capacité à confondre la science avec le scientisme.

Typiquement, l’IMI ne se trompe pas sur la logique de premier ordre mais les effets de second ordre ou les externalités lui échappent complètement le rendant totalement incompétent dans les domaines complexes. Du confort de son appartement de Saint-Germain-des-Prés, il était partisan de la « neutralisation » de Kadhafi parce qu’il était un « dictateur », sans réaliser que les neutralisations ont des conséquences (n’oubliez pas que parce qu’il n’a pas de skin in the game, il ne paie pas le prix de ses erreurs).

Sur le stalinisme, le maoïsme, les OGM, l’Irak, la Syrie, les lobotomies, l’aménagement urbain, les régimes, le fitness, la psychologie comportementale, les acides gras insaturés,  le freudisme, les stratégies de diversification, la régression linéaire, la gaussienne, le salafisme, l’équilibre dynamique stochastique, les ghettos urbains, le gène égoïste, les prédictions électorales, Bernie Madoff (avant sa chute) et les valeurs p-, l’IMI a toujours été du mauvais côté de l’Histoire mais cela ne l’empêche pas de penser que sa position actuelle est la bonne.

L’IMI fait partie d’un club pour bénéficier de réductions sur ses voyages. S’il travaille dans les sciences sociales, il utilise des statistiques sans savoir comment elles sont dérivées (comme Steven Pinker et autres psychocharlatans). Quand il va en France, il assiste à des conférences organisées par le Monde ou Courrier International ; il boit du vin rouge avec ses steaks (jamais du blanc) ; il pensait que le gras était mauvais maintenant il pense le contraire ; il prend des statines parce que son docteur lui a dit d’en prendre ; il ne comprend pas le concept d’ergodicité  et quand on lui explique, il l’oublie aussitôt ; il n’utilise pas des mots de yiddish pour parler business ; il étudie la grammaire avant de parler une langue ; il a cousin qui travaille dans un cabinet ministériel, il n’a jamais lu Frédéric Dard, Libanius Antiochus, Michael Oakeshot, John Gray, Amianus Marcellinus, Ibn Battuta, Saadiah Gaon, ou Joseph De Maistre ; il ne s’est jamais bourré la gueule avec des Russes ; il n’a jamais bu jusqu’au point où l’on commence à casser des verres ou mieux encore, des chaises ; il ne sait pas faire la différence entre Hécate et Hécube (ou comme on dit par chez moi, il ne sait pas faire la différence entre la merde et l’andouillette) ; il ne sait pas qu’il n’y a aucune différence entre le pseudo-intellectuel et l’intellectuel quand il n’y a pas de skin in the game ; il a mentionné la mécanique quantique au moins deux fois au cours des cinq dernières années dans des conversations qui n’avaient  rien à voir avec la physique.

Il sait exactement à tout instant l’impact de ses actes et de ses paroles sur sa réputation.

Mais il y a un critère encore plus facile pour le détecter : il ne soulève pas de la fonte.

***

Les aveugles et les très aveugles

Arrêtons un instant d’être satirique.

Les IMI ne savent pas faire la différence entre la lettre et l’esprit.

Ils sont tellement aveuglés par des notions verbales telles que la science, l’éducation, la démocratie, le racisme, l’égalité, la preuve, la rationalité et autres termes à la mode qu’il est très facile de les embobiner. Par conséquent, ils peuvent créer des iatrogéniques (des dégâts causés par le médecin) monstrueux sans aucun sentiment de culpabilité parce qu’ils sont convaincus qu’ils voulaient bien faire, ce qui leur permet d’ignorer l’effet de leurs actions sur le monde réel.

Tout le monde se rirait du docteur qui manquerait de tuer son patient mais qui se défendrait en affirmant qu’il a réussi à diminuer son taux de cholestérol, sans comprendre qu’une mesure corrélée à la santé n’est pas la santé – la médecine a eu besoin de plusieurs siècles pour comprendre qu’il fallait qu’elle s’intéresse à la santé et non à l’exercice de ce qu’elle considérait comme une « science » et que par conséquent, ne rien faire était souvent préférable (via negativa). Et pourtant, dans un autre domaine, disons la politique étrangère, un néo-conservateur qui n’a pas conscience de cette déficience mentale ne ressentira aucune culpabilité après avoir détruit un pays comme la Lybie, l’Irak ou la Syrie au nom de la « démocratie ». J’ai essayé d’expliquer la via negativa à un néo-conservateur, ce fut comme essayer d’expliquer ce qu’est la couleur à un aveugle de naissance.

Les IMI seront satisfaits parce qu’ils ont donné de l’argent à un groupe ayant pour objectif de « sauver les enfants » et qui passera son temps à faire des powerpoints et à organiser des conférences sur comment sauver les enfants, sans jamais voir le problème.

De la même manière, les IMI sont régulièrement incapables de faire la différence entre une institution (par exemple le milieu universitaire et les diplômes) et le but véritable (la connaissance, la rigueur dans le raisonnement), j’ai même vu un universitaire français dénigrer un grand mathématicien ayant contribué utilement à son domaine parce que celui-ci n’était pas allé à la “bonne école”  quand il avait dix-huit ans.

La propension à cette déficience mentale est sans doute partagée par tous les humains, c’est peut-être une tare consubstantielle,  mais elle a tendance à disparaître avec du skin in the game.

Post-Scriptum :

L’élection de Donald Trump fut tellement absurde pour les IMI et tellement incompatible avec leur vision du monde qu’ils se révélèrent incapables de trouver les instructions sur la façon de réagir dans leurs manuels. C’était exactement comme un épisode de « Caméra Cachée » : le visage de quelqu’un à qui on vient de jouer un sacré tour et qui ne sait absolument pas comment réagir. Ou pour dire les choses autrement, l’expression de quelqu’un qui, se croyant heureux en ménage, rentre chez lui à l’improviste et trouve sa femme au lit avec un déménageur.

Tout ce que les experts, les sondeurs, les superprévisionnistes, les politologues, les psychologues, les intellectuels, les consultants, les spécialistes du Big Data, pensaient savoir se révéla totalement bidon. Ainsi, mon rêve de mettre un rat sous la chemise de quelqu’un (comme je l’ai exprimé dans le Cygne Noir) devint soudain réalité.”

Note du traducteur :

Bien avant Nassim Nicholas Taleb, le Général De Gaulle avait déjà identifié les IMI qu’il appelait les « cervelles de colibri ».

Extrait de « C’était de Gaulle » d’Alain Peyrefitte :

« Ceux qui prônent l’intégration ont une cervelle de colibri, même s’ils sont très savants. Essayez d’intégrer de l’huile et du vinaigre. Agitez la bouteille. Au bout d’un moment, ils se sépareront de nouveau. Les Arabes sont des Arabes, les Français sont des Français. Vous croyez que le corps français peut absorber dix millions de musulmans, qui demain seront vingt millions et après-demain quarante ? Si nous faisions l’intégration, si tous les Arabes et les Berbères d’Algérie étaient considérés comme Français, comment les empêcherez-vous de venir s’installer en métropole, alors que le niveau de vie y est tellement plus élevé ? Mon village ne s’appellerait plus Colombey-les-Deux-Églises, mais Colombey-les-Deux-Mosquées… »

Du mot “religion”

Article original publié par Nassim Nicholas Taleb sur Medium en 2016 sous le titre « Nous ne savons pas de quoi nous parlons quand nous parlons de religion ». Le texte est tiré du livre « Jouer sa peau » (Les Belles Lettres) – « Skin in the Game » (Random House)

Traduit de l’anglais par Stanislas Berton

Le problème avec tout ce qui est verbal (et journalistique) se trouve exprimé dans un aphorisme de l’Incerto (l’œuvre de Taleb) : les mathématiciens pensent avec des objets clairement identifiés et définis, les philosophes avec des concepts, les juristes avec des constructions, les logiciens avec des opérateurs logiques […] et les imbéciles avec des mots.  Deux personnes peuvent utiliser le même mot alors qu’il signifie pour chacun une chose différente et malgré cela poursuivre leur conservation, ce qui ne pose pas de problème à la pause-café mais qui est plus problématique lorsqu’il s’agit de décisions politiques affectant de nombreuses autres personnes. Par conséquent, il est très facile de déstabiliser les gens, comme le faisait Socrate, simplement en leur demandant ce que signifie précisément ce qu’ils viennent de dire, c’est ainsi que la philosophie vit le jour, comme rigueur dans le discours et clarté des notions, en parfaite opposition avec l’approche rhétorique promue par les sophistes. Depuis Socrate, nous avons eu une longue tradition de science mathématique et de droit des contrats gouvernés par l’importance de la précision des termes. Mais nous avons eu également beaucoup d’affirmations formulées par des imbéciles ayant recours à des étiquettes.

Lorsqu’ils utilisent le mot « religion », les gens veulent rarement dire la même chose et ils ne se rendent pas compte que c’est le cas pour tout le monde. Pour les anciens juifs et musulmans, la religion était la loi. Din signifie la loi en hébreu et la religion en arabe. Pour les anciens juifs, la religion était également tribale ; pour les anciens musulmans, elle était universelle. Pour les romains, la religion était des événements sociaux, des rituels et des festivals, le mot religio était l’opposé de superstitio et bien que présent dans la pensée romaine, il n’avait aucun équivalent dans l’Orient gréco-byzantin. La loi était procéduralement et mécaniquement une chose en soi et les premiers chrétiens, grâce à Saint Augustin, s’en occupèrent peu et plus tard, se souvenant de ses origines, eurent une relation inconfortable avec elle. Par exemple, même durant l’Inquisition, une cour laïque était chargée de délivrer les sentences. Le code de Théodose fut « christianisé » par une courte introduction, une sorte de bénédiction, le reste demeura identique et suivit le raisonnement légal du code romain païen tel qu’il était soutenu à Constantinople et en partie à Béryte.

La principale différence est que l’araméen chrétien utilise un mot différent : din pour la religion et nomous (du grec) pour la loi. Jésus, avec son commandement de « rendre à César ce qui est à César », sépara le sacré et le profane. Le christianisme appartenait à une autre dimension, « le Royaume du Ciel » et ce n’est que le jour du jugement dernier que celui-ci viendrait fusionner avec notre monde.  Ni l’islam ni le judaïsme ne possèdent une séparation marquée entre le sacré et le profane. Et bien entendu, le christianisme s’éloigna du plan purement spirituel pour devenir ritualiste et cérémoniel, adoptant un grand nombre de rites païens du Levant et de l’Asie Mineure.

Pour les juifs actuels, la religion est devenue ethnoculturelle, sans la loi, et, pour beaucoup, une nation. Il en fut de même pour les syriaques, les chaldéens, les arméniens, les coptes et les maronites. Pour les chrétiens orthodoxes et catholiques, la religion chrétienne est une esthétique, de la pompe et des rituels avec plus ou moins de croyances, le plus souvent décoratives. Pour la plupart des protestants, la religion est une croyance sans l’esthétique, la pompe ou la loi. Plus à l’Est, pour les bouddhistes, les shintoïstes ou les hindouistes, la religion est une philosophie pratique et spirituelle avec une éthique, et pour certains, incluant une cosmogonie. Par conséquent, quand un Hindou parle de la « religion » hindouiste, cela ne signifie pas la même chose pour un Pakistanais que pour un Hindou et c’est encore autre chose pour un Perse.

Les choses devinrent encore plus compliquées avec l’avènement de l’idée d’état-nation.

Quand un arabe d’aujourd’hui dit « juif », il veut principalement parler d’une croyance ; pour un arabe, un juif converti n’est plus un juif. Mais pour un juif, un juif est quelqu’un dont la mère est juive (cela n’a pas toujours été le cas, les juifs étaient très prosélytes au début de l’empire romain). Mais le judaïsme, grâce à la modernité, a fusionné avec l’état-nation et être juif peut désormais également signifier appartenir à une nation.

En Croatie-Serbie et au Liban, la religion peut avoir un sens en temps de paix et un tout autre sens en temps de guerre.

Quand quelqu’un parle des intérêts de la « minorité chrétienne » au Levant, cela ne signifie pas (comme tendent à le croire les Arabes) qu’il souhaite l’instauration d’une théocratie chrétienne mais tout simplement qu’il défend une conception « laïque » ou demande la séparation marquée de l’Église et de l’État (comme je l’ai dit auparavant, l’Église a toujours eu une relation difficile avec le profane ; on compte très peu de théocraties dans l’histoire chrétienne, à l’exception de Byzance,  de la tentative de Calvin et quelques autres épisodes). Il en va de même pour les gnostiques (Druides, Druzes, Mandéens, Alawis)

Non, au nom de Baal, arrêtez de dire que le salafisme est une « religion »

Le problème avec l’Union Européenne, c’est que les bureaucrates naïfs intellectuels-mais-idiots et les représentants des « élites » (ces imbéciles qui ne pourraient pas trouver leur derrière avec leurs deux mains) se font avoir par l’étiquette verbale. Ils traitent le salafisme comme une religion, avec ses lieux de « prière », alors qu’il s’agit juste d’un système politique intolérant qui encourage (ou tolère) la violence et refuse les institutions de l’Ouest, celles-là même qui lui permettent d’opérer.

Contrairement à l’islam chiite et aux ottomans sunnites, les salafistes refusent d’accepter la notion même de minorité : les infidèles polluent leur environnement. Comme nous l’avons vu avec la règle minoritaire, les intolérants écrasent toujours les tolérants ; le cancer doit être stoppé avant qu’il ne produise des métastases.

Étant naïfs et ne fonctionnant que par étiquette,  les IMI auraient une attitude différente envers les salafistes si leur mouvement se présentait sous un jour politique, similaire au nazisme, avec un code vestimentaire considéré comme l’expression d’une croyance. Interdire les burkinis serait acceptable pour les IMI si cela revenait à la même chose que de bannir les croix gammées : jeune intellectuel-mais-idiot, ces gens que tu défends, s’ils devaient arriver au pouvoir, te priveront de ces droits que tu leur donnes et ils forceront ton épouse à porter un burkini.

Nous verrons dans le prochain chapitre que la « croyance » peut être épistémique ou simplement procédurale (pistéique) ce qui peut conduire à confondre les croyances religieuses et celles qui ne le sont pas, une distinction qu’il est possible de faire via ce qu’elles signalent. Car en plus du problème « religieux », il y a un problème avec la croyance. Certains croyances sont purement décoratives, d’autres sont fonctionnelles (elles aident à survivre), d’autres sont littérales. Et pour revenir à notre problème des métastases salafistes : quand un de ces fondamentalistes parle à un chrétien, il est convaincu que le chrétien est littéral tandis que le chrétien est convaincu que le salafiste possède la même approche métaphorique qui doit être considérée sérieusement et non littéralement et souvent même pas si sérieusement que ça. Les religions comme le christianisme, le judaïsme et l’islam chiite ont évolué (ou ont laissé leurs membres évoluer en développant des sociétés sophistiquées)  précisément en s’éloignant du littéral car, en plus de l’aspect fonctionnel du métaphorique, le littéral ne laisse pas beaucoup de place à l’interprétation.

Pour conclure, non seulement le salafisme n’est pas une religion mais ce n’est même pas un système politique viable, ce n’est rien de plus qu’une excuse inventée par quelqu’un pour emprisonner les gens au 7ème siècle dans la péninsule arabique.

Pour aller plus loin:

Religion, Tolérance et Progrès: rien à voir avec la théologie (Taleb)

De l’islam

De la Rationalité

Du “skin in the game”

La loi la plus connue du code d’Hammourabi est la suivante: “Si un architecte construit une maison et que la maison s’écroule et tue son propriétaire, l’architecte doit être mis à mort.

Nassim Nicholas Taleb.

La légende raconte que les romains faisaient dormir l’architecte et toute sa famille sous le pont que celui-ci venait de construire. Cette pratique limitait le risque de défaillance en sanctionnant potentiellement de manière drastique le responsable.

Dans de nombreux domaines, il est souvent profitable de s’inspirer de l’exemple des romains.

En effet, le succès de toute organisation repose en grande partie sur sa capacité à récompenser les comportements qui la favorisent et à sanctionner ceux qui lui nuisent. Pendant des siècles, les dirigeants durent assumer leur risque et les conséquences leur actions, une loi d’airain que le philosophe et mathématicien Nassim Nicholas Taleb  a appelé le « skin in the game ».

Autrefois, un mauvais roi ou un piètre général finissait tué sur le champ de bataille, capturé par ses ennemis et parfois même assassiné par ses propres hommes. Jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle, les chefs d’entreprise risquaient de tout perdre en faisant faillite. La légende raconte que même les hommes politiques avaient un sens de l’honneur et démissionnaient lorsque des soupçons de corruption pesaient sur eux.

Aujourd’hui, plus personne n’a de « skin in the game » et les erreurs, principalement celle des classes dirigeantes, ne sont absolument plus sanctionnées. Il s’agit là d’un bouleversement  dont notre époque n’a pas encore saisi ni la mesure, ni les conséquences.

Les banques font faillite : elles sont renflouées par de l’argent public et leurs responsables restent en poste. Une entreprise perd de l’argent et doit licencier des milliers de salariés ; ses dirigeants partent avec des parachutes dorés. Les journaux publient des fausses nouvelles, des approximations et parfois même de véritables mensonges ; aucun journal ne fait faillite, aucun rédacteur en chef ne perd son poste, aucun journaliste ne se retrouve à la rue. Les délinquants commettent des crimes et des délits ;  ils sont relâchés par la justice au grand désarroi des victimes et des policiers. Cerise sur le gâteau : des politiques ou des administrateurs  condamnés par la justice  accèdent de nouveau aux responsabilités et s’étonnent que le peuple s’en offusque.

En France, une génération de décideurs a mené le pays à la ruine en détruisant l’industrie au profit des services, abdiqué la souveraineté économique et monétaire, financé la dépense publique par un recours sans précédent à l’endettement, détruit le lien social et la nation en important massivement des populations étrangères et poussé le peuple, les pompiers, les policiers, les enseignants et les médecins à la révolte.

Sont-ils pour autant sanctionnés ?

Ont-ils été chassés du pouvoir et des plateaux de télévision ?

Ont-ils été jetés en prison et leurs biens saisis ?

Ont-ils  personnellement souffert des conséquences de leurs mauvaises décisions ?

Non, ils continuent à bien vivre, à prodiguer leurs mauvais conseils et à détruire leur pays dans l’impunité la plus totale.

Pourquoi ? Parce qu’il n’y a  plus ni sanction, ni de« skin in the game » et ceux qui veulent prendre une part des profits ou des avantages n’assument plus la contrepartie qui fut, de tout temps, d’assumer une part des risques.

Ce mauvais exemple venu d’en haut se répercute sur l’ensemble de la société.

Dans les entreprises, les administrations, les associations, l’initiative, la prise de risque et le talent ne sont pas récompensés tandis que la médiocrité, la faute grave et l’incompétence ne sont pas durement sanctionnés. Cette situation est d’autant plus insupportable que le peuple, lui, continue de subir la sanction et paie souvent  au prix fort les erreurs commises par ceux qui sont censés le diriger.

Le pouvoir et les privilèges ne sont tolérés que parce que ceux qui en jouissent assument pleinement leur part de risque. Si ce risque n’est plus assumé, le contrat est social est rompu.

Par conséquent, la réhabilitation de la sanction et la fin du transfert sur le peuple de la part de risque qui n’est plus assumé par les élites doit être une des mesures prioritaires de tout projet politique.

Le règne de l’impunité doit cesser et les élites doivent à nouveau jouer leur peau.

Et pour que la sanction soit rétablie, il faut commencer par rétablir l’autorité.

Note: le jugement de Salomon est une excellente illustration du principe du “skin in the game”. Quand le roi Salomon propose de couper l’enfant en deux pour départager les deux femmes, la vraie mère pousse un cri et se révèle ainsi en tant que telle.

De l’Antifragilité

Nassim Nicolas Taleb, auteur du « Cygne Noir », d’ »Antifragile » et de « Jouer sa peau » développait récemment sur Twitter son concept d’ « effet Lindy ».

Traduit de l’anglais par Stanislas Berton

« Vous voulez écrire un livre capable de survivre deux ou trois décennies ? Le premier réflexe est d’écrire quelque chose tourné vers le futur. Non. Assurez-vous que le contenu du livre est pertinent à la fois aujourd’hui mais aussi à un moment déterminé du passé, par exemple il y a 30 ans.

Inversement, si vous voulez qu’un livre meure, assurez-vous qu’il n’ait aucun intérêt pour un homme du passé.

Cette astuce s’applique aux institutions, aux idées, aux théories, aux technologies, et toutes ces autres choses non-périssables : la vieille technologie survit en grande partie parce qui est nouveau se trouve remplacé par ce qui est encore plus nouveau.

Le temps est à la fois un détecteur et une cause de fragilité : ce qui a survécu possède une résistance aux événements aléatoires.

Cette petite astuce nous permet de nous livrer à de la prédiction négative. L’Histoire n’a pas de sens ou plutôt, elle a un sens qui ne nous est pas accessible. En revanche, tout ce qui est fragile finira par rompre sous le poids du temps. Par conséquent l’effondrement est plus facile à prévoir que l’émergence : l’innovation est plus susceptible d’attaquer ce qui est nouveau et d’épargner ce qui est ancien.

En conséquence, certains éléments modernes seront remplacés- on ne sait pas encore par quoi, tout ce que l’on peut savoir est que ce qui est fragile s’effondrera  et que ce qui a été éprouvé par le passage du temps sera épargné. Voici donc une liste de choses nouvelles et fragiles qui sont susceptibles de disparaître au cours des dix prochaines années. Elles sont très modernes, hautement fragiles et soumises à des pressions donc attendez-vous qu’au moins quatre sur huit disparaissent :

Les huiles végétales (soja, maïs, palme), les statines et les médicaments psychotropes, la monnaie fiduciaire, le régime d’Arabie Saoudite, l’ordinateur de bureau, les compagnies aériennes nationales, le mouvement néo-athéiste, l’économie comportementale et le nudge, CNN, l’architecture non-fractale, les organisations centralisées et kafkaïennes comme Bruxelles ou Whitehall (UK), l’éducation d’ « élite »  au niveau licence, et pour terminer,  les organismes génétiquement modifiés»

A la liste de Taleb, j’ajouterai à titre personnel : l’idéologie égalitaire universaliste et la République Française, en tant que régime.

NB : Cet article ne fait pas partie du recueil l’Homme et la Cité

De la réussite

Discours prononcé en 2016 par Nassim Nicholas Taleb  lors de la cérémonie de remise des diplômes de l’Université de Beyrouth. Article original publié sur Medium.

Traduit de l’anglais par Stanislas Berton

Chers diplômés,

C’est la première cérémonie de remise de diplômes à laquelle j’assiste (je n’ai pas assisté à ma propre remise de diplôme). En plus, il faut que je trouve un moyen de vous parler de ce que réussir veut dire alors que je n’ai pas encore le sentiment d’avoir réussi et il ne s’agit pas là de fausse modestie.

Le succès en tant que construction fragile

Car j’ai une seule définition du succès : vous vous regardez dans le miroir tous les soirs et vous vous demandez si vous avez déçu la personne que vous étiez à 18 ans, juste avant l’âge où les gens commencent à être corrompus par la vie. Qu’il ou qu’elle soit le seul juge ; pas votre réputation, pas votre fortune, pas votre statut dans la communauté, pas les décorations accrochées à votre veste. Si vous ne vous sentez pas honteux, vous avez réussi. Toutes les autres définitions de la réussite ou du succès sont des constructions modernes, des constructions modernes et fragiles.

Pour les anciens grecs, la principale définition de la réussite était d’avoir une mort héroïque. Compte tenu du fait que, même au Liban, nous vivons dans un monde moins martial, nous pouvons par conséquent adapter notre définition de la réussite : avoir emprunté un chemin héroïque au profit du collectif, ce collectif étant défini aussi largement ou étroitement que vous le souhaitez.

Le plus important est que tout ne soit pas ramené à vous : les sociétés secrètes avaient une règle pour les uomo d’onore: vous accomplissez quelque chose pour vous et quelque chose pour les autres membres. Et la vertu est inséparable du courage. Comme le courage de faire quelque chose d’impopulaire. Prenez des risques pour les autres ; vous n’avez pas à le faire pour la terre entière, ça peut être simplement d’aider Beirut Madinati ou la municipalité locale.  Plus c’est à l’échelle micro, moins c’est abstrait, mieux c’est.

La réussite exige l’absence de fragilité. J’ai vu des milliardaires terrifiés par les journalistes, des gens fortunés qui se sentaient abattus parce que leur beau-frère était devenu riche, des universitaires avec des prix Nobel qui avaient peur de commentaires sur le net. Plus haut vous montez, plus dure est la chute. Pour presque  tous les gens que j’ai rencontrés, la réussite extérieure a été accompagnée par une fragilité accrue et une augmentation du sentiment d’insécurité. Les pires sont les “ex-quelque chose” avec des CV de 4 pages qui, après avoir quitté leur poste et être devenus accrocs à la considération de bureaucrates serviles, se trouvent mis au placard, comme si de retour chez vous, vous découvriez que quelqu’un avait  profité de votre absence pour vider votre maison de tous ses meubles.

Mais le respect de soi est robuste, c’est l’approche de l’école stoïque qui, au passage, était un mouvement phénicien (si quelqu’un demande qui sont les stoïques, je dirai que ce sont des bouddhistes avec un sale caractère, imaginez quelqu’un qui soit à la fois très libanais et très bouddhiste). Dans mon village d’Amioun, j’ai vu des gens robustes qui étaient fiers d’être des citoyens locaux impliqués dans la vie de leur tribu ; ils vont se coucher fiers et se réveillent heureux. Ou des mathématiciens russes qui, durant la période de transition post-soviétique, étaient fiers de gagner 200 dollars par mois et de faire un travail apprécié par vingt personnes et qui considéraient que montrer ses décorations ou accepter des récompenses était un signe de faiblesse et de manque de confiance dans la valeur de ses contributions. Et croyez-le ou non, certaines personnes fortunées sont robustes mais vous n’en entendez jamais parler parce qu’ils ne participent pas à la vie mondaine, vivent à côté de chez vous et boivent de l’Arak baladi et non de la Veuve Clicquot.

Histoire personnelle

Maintenant un peu de ma propre histoire.

Ne le répétez à personne mais si vous pensez que toutes mes idées proviennent d’une profonde réflexion philosophique sachez que tout cela n’est que du théâtre : cela vient d’un instinct de joueur qu’il est impossible d’éradiquer, imaginez un joueur compulsif jouant au grand prêtre. Les gens n’aiment pas le croire : toute mon éducation vient de mon expérience de trader et de preneur de risque avec un peu d’aide de l’école.

J’ai eu la chance d’avoir une formation plus proche d’un méditerranéen de l’antiquité ou d’un européen de l’époque médiévale que d’un citoyen moderne. En effet, je suis né dans une bibliothèque, mes parents avaient un compte à la Librairie Antoine à Bab ED Driss et une grande bibliothèque. Ils achetaient plus de livres qu’ils n’étaient capables de lire et ils étaient heureux que quelqu’un les lise à leur place. Mon père connaissait tous les érudits du Liban, en particulier les historiens. Par conséquent, nous avions souvent des prêtres jésuites à dîner et par leur érudition multidisciplinaire, ils étaient pour moi les seuls modèles de référence : ma conception de l’éducation était d’avoir des professeurs juste pour manger avec eux et leur poser des questions. C’est ainsi que j’en vins à valoriser l’érudition plutôt que l’intelligence et c’est d’ailleurs toujours le cas. Au départ, je voulais être un écrivain et un philosophe et pour cela, il faut lire des tonnes de livres, vous n’avez aucun avantage si votre connaissance est limitée au programme du Baccalauréat libanais. C’est comme cela  qu’à l’âge de 14 ans,  je me mis à sécher l’école la plupart du temps et à dévorer des livres. Plus tard, je découvris une incapacité à me concentrer sur les sujets que m’imposaient les autres. Je séparai l’école pour les diplômes et la lecture pour sa culture personnelle.

Qui j’étais à 20-22 ans. Pas un saint mais il voudrait que je sois aujourd’hui un saint pour l’absoudre de quelques péchés (véniels) qu’il a pu commettre.

Premier déclic

Jusqu’à l’âge de 23 ans, je dérivais un peu, sans objectif et j’étais resté bloqué à la page 8 du Grand Roman Libanais (mon roman avançait au rythme d’une page par an). Soudain, à Wharton, j’eus un déclic le jour où je découvris par accident la théorie des probabilités et devins complètement obsédé par le sujet. Mais, comme je l’ai dit, cela ne trouva pas son origine dans de hautes considérations philosophiques ou une soif de savoir scientifique, mais uniquement dans le frisson et la décharge hormonale que ressent celui qui prend un risque sur les marchés. Un ami m’avait parlé des produits dérivés financiers complexes et j’ai décidé de faire carrière dans ce domaine. C’était la combinaison du trading et de mathématiques complexes. Le sujet était nouveau et peu exploré. Mais très très difficile sur le plan mathématique.

L’avidité et la peur sont des professeurs. J’étais comme ces drogués qui ont une intelligence inférieure à la moyenne mais qui sont capables des astuces les plus ingénieuses pour se procurer leur drogue. Quand il s’agissait de risque, un second cerveau se manifestait et tous ces théorèmes devenaient intéressants. Quand il y a le feu, vous courrez plus vite que dans n’importe quel championnat. Et quand la situation redevenait calme, je redevenais stupide.

De plus, en tant que trader, les mathématiques que nous utilisions allaient comme un gant à nos problèmes contrairement aux universitaires qui ont des théories à la recherche d’une application. Appliquer des maths à des problèmes pratiques était une tout autre affaire ; cela supposait une compréhension profonde des problèmes avant de mettre des équations dessus. C’est ainsi que je trouvais qu’obtenir un doctorat après 12 ans dans la finance était bien plus facile que d’obtenir des diplômes d’un niveau moindre.

En chemin, je découvris que les économistes et les experts en sciences sociales utilisaient toujours des mathématiques inadaptées à leurs problèmes, ce qui devint plus tard le thème du Cygne Noir. Ce n’est pas juste que leurs outils statistiques étaient faux, ils étaient outrageusement faux et ils le sont toujours. Leurs méthodes sous-estimaient les « événements de queue » (tail events), ces sauts rares mais lourds de conséquences. Ils étaient trop arrogants pour l’accepter. Cette découverte me permit de devenir financièrement indépendant dans ma vingtaine après le krach de 1987.

Je pensais donc que j’avais quelque chose à dire sur la façon dont nous utilisons les probabilités et la façon dont nous considérons et gérons l’incertitude. Les probabilités sont la logique de la science et de la philosophie ; elle concernent de nombreux sujets : la théologie, la philosophie, la psychologie, la science et de façon plus banale, la gestion des risques, au passage, les probabilités sont nées au Levant au 8ème siècle en tant que 3elm el musadafat et utilisées pour décrypter des messages.

Les trente dernières années ont été pour moi une flânerie à travers les sujets, embêtant les gens au passage, jouant des tours aux types qui se prennent au sérieux. Vous prenez un article de recherche médical et demandez à un scientifique imbu de lui-même comment il interprète la valeur p- ; l’auteur va se décomposer.

L’association internationale des name-droppers

Mon second déclic eut lieu lors de la crise de 2008 qui confirma mes dires et me fit gagner une belle somme d’argent en risquant une fois de plus ma peau. Mais la célébrité vint avec la crise et je découvris que je détestais la célébrité, les gens célèbres, le caviar, le champagne, la nourriture compliquée, le vin cher et surtout les experts en œnologie.

J’aime les mezzés avec un Arak baladi local et du calamar dans son encre  (sabbidej), pas plus, pas moins et  les gens riches ont tendance à avoir leurs préférences dictées par un système conçu pour les plumer. Mes propres préférences me furent révélées quand, après un dîner dans un restaurant trois étoiles au Michelin avec des gens ennuyeux et coincés, je m’arrêtai à la pizzeria de Nick pour un plat à 6,95 dollars et depuis je n’ai plus jamais pris un repas Michelin ou quoi que ce soit avec un nom compliqué.

Je suis particulièrement allergique aux gens qui aiment être entourés de gens célèbres, l’AIND (l’association internationale des name-droppers). Après un an sous les feux de la rampe, je retournai à mon isolement dans ma bibliothèque (à Amioun ou près de New-York) et commençai une carrière de chercheur travaillant sur des sujets techniques. Quand je lis ma biographie, j’ai toujours le sentiment qu’il s’agit de celle d’une autre personne : elle décrit ce que j’ai fait pas ce que je suis en train de faire ou ce que j’aimerais faire.

Au sujet des conseils et du fait de jouer  sa peau

Je ne fais que décrire ma vie. J’hésite à donner des conseils car tous les conseils importants que j’ai reçus se sont révélés faux et je suis heureux de ne pas les avoir suivis. On m’a dit de me concentrer sur un sujet et je ne l’ai jamais fait. On m’a dit de ne jamais faire traîner les choses, j’ai attendu vingt ans pour le Cygne Noir et j’en ai vendu trois millions d’exemplaires. On m’a dit d’éviter de mettre des personnages fictifs dans mes livres et j’ai créé Nero Tulip et Fat Tony car autrement je m’ennuyais. On m’a dit de ne jamais insulter le New York Times et le Wall Street Journal ; plus je les insultais, plus ils étaient sympathiques avec moi et me demandaient d’écrire des éditos. On m’a dit d’éviter de soulever des poids à cause d’un problème de dos et je me suis mis à soulever des poids, je n’ai plus eu un problème de dos depuis.

Si je devais refaire ma vie, je serai encore plus têtu que je ne l’ai été et je ferai encore moins de compromis que ceux que j’ai fait.

Personne ne devrait jamais rien faire sans jouer sa peau. Si vous donnez un conseil, vous devez être exposé aux pertes qu’il peut occasionner. C’est une extension de la règle d’argent. Je vais vous donner toutes les astuces que j’utilise.

  • Ne lisez pas les journaux ou ne suivez pas les actualités d’une quelconque façon ou manière. Pour en être convaincu, lisez les journaux de l’année dernière. Cela ne veut pas dire qu’il faut ignorer l’actualité, cela veut dire que vous partez de l’événement pour aller à l’actualité et non le contraire
  • Si quelque chose est bidon, dites-le et dites le fort. Cela vous fera un peu de mal mais vous serez antifragile et sur le long terme, les gens qui ont besoin de vous faire confiance vous feront confiance.

Quand je n’étais encore qu’un obscur auteur, j’ai quitté le studio de la radio Bloomberg pendant une interview parce que le journaliste racontait n’importe quoi. Trois ans plus tard, Bloomberg fit sa couverture sur moi. Tous les économistes de la planète me détestent (sauf ceux de l’université américaine de Beyruth bien sûr)

J’ai dû faire face à des campagnes de diffamation et, encouragé par le Libanais le plus courageux depuis Hannibal, Ralph Nader, j’ai mis ma réputation en danger en mettant en évidence les infâmes malversations d’entreprises comme Monsanto et le prix à payer fut une campagne de diffamation menée contre moi.

  • Traitez le portier avec un peu plus de respect que le grand patron
  • Si quelque chose vous ennuie, évitez-le, à l’exception des impôts et des visites à votre belle-mère. Pourquoi ? Parce que la biologie est le meilleur outil qui soit pour détecter ce qui est bidon, utilisez-le pour mener votre vie.

A éviter à tout prix

Il y a beaucoup de règles de ce genre dans mes livres alors pour le moment, laissez-moi terminer avec quelques maximes. Celles qui suivent sont des choses à éviter à tout prix :

Des muscles sans force

De l’amitié sans confiance

Des opinions sans risque

Du changement sans esthétique

De l’âge sans valeurs

De la nourriture sans être nourri

Du pouvoir sans justice

Des faits sans rigueur

Des diplômes sans érudition

Du militarisme sans force morale

Du progrès sans civilisation

De la complexité sans profondeur

De la maitrise sans substance  

Et surtout, de la religion sans tolérance.

Merci.