“La dernière démarche de la raison est de reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la surpasse.” Blaise Pascal
La rationalité est la grande conquête de la modernité.
Avant les Lumières, nous disent les manuels, point de salut.
L’Humanité était plongée dans les ténèbres de l’ignorance et de la superstition.
Par les travaux de philosophes et via l’action de groupes influents et organisés comme les Francs-Maçons, la Raison est devenue, à partir du XVIIIe siècle, la pierre angulaire de l’ordre social, économique et politique moderne et la société née de la Révolution Française, sa vitrine.
Face au poids des dogmes et aux excès de l’Ancien Régime, il est tout à fait logique que la Raison soit apparue à l’époque comme un progrès et il s’agissait là sans doute d’une étape nécessaire dans l’évolution de la pensée humaine.
Néanmoins, grâce aux progrès de la science, notamment dans les domaines de la psychologie, de la neurologie et de la biologie évolutive, nous savons désormais que c’est une grave erreur que de compter uniquement sur la Raison et de rejeter avec mépris des croyances et des comportements en apparence irrationnels.
En effet, comme l’a expliqué Nassim Nicholas Taleb en s’appuyant sur les travaux de Herb Simon, Gerd Gigerenzer et Ken Binmore, l’être humain possède une rationalité dite limitée (bounded rationality). Contrairement à un ordinateur, un individu ne peut pas tout mesurer et tout analyser. Par conséquent, sous l’effet de la pression évolutive, l’être humain a dû trouver des solutions cognitives sous la forme de raccourcis mentaux et de distorsions pour prendre des décisions de manière rapide et efficace.
De leur côté, les psychologues Daniel Kahneman et Amos Tversky, prix “Nobel” d’économie, sont arrivés à des conclusions similaires dans leurs travaux sur la rationalité et les heuristiques. Selon eux, le cerveau humain est gouverné par deux systèmes : le Système 1, intuitif et émotionnel permettant la prise de décision rapide et le Système 2, logique et analytique mais plus lent à fournir des résultats. Les deux systèmes ont évolué en parallèle pour répondre le plus efficacement possible à la nécessité d’une prise de décision, chacun d’entre eux possédant ses forces mais aussi ses faiblesses sous la forme de biais cognitifs.
Ces découvertes nous invitent donc à relativiser l’importance considérable donnée dans le monde moderne au système 2 que nous appelons non sans orgueil, la Rationalité.
Comme l’a magistralement expliqué Taleb, nous sommes en réalité bien en peine d’expliquer ce que constitue véritablement la rationalité et de définir de façon rigoureuse ce qui est rationnel par rapport à ce qui ne l’est pas. En effet, certains comportements, croyances ou superstitions semblent être irrationnels jusqu’au moment où nous découvrons qu’ils possèdent une véritable raison d’être et permettent la prise en compte d’externalités, négatives ou positives, qui échappent totalement à l’analyse rationnelle.
C’est le cas par exemple d’une superstition de Nouvelle-Guinée qui interdit de s’endormir au pied d’un arbre. En réalité, cette superstition protège les papous du danger de se faire écraser par un arbre mort pendant leur sommeil, véritable risque dans cet environnement.
Il en va de même pour les interdits alimentaires religieux comme le casher ou le halal. En apparence absurdes et irrationnels, ces pratiques permettent de renforcer l’identité du groupe, de souder ce dernier autour de pratiques et de rituels communs et donc de renforcer la confiance et la coopération entre ses membres, conditions essentielles à la survie de la communauté et à son succès.
En appliquant cette grille de lecture, la religion et les dogmes, de même que certaines croyances et superstitions populaires, se révèlent comme tout sauf irrationnels car ils permettent, via le Système 1, de palier aux limites de notre rationalité limitée et révèlent souvent leur véritable raison d’être qu’après un long et complexe processus d’analyse.
Cette idée a conduit le philosophe Nassim Nicholas Taleb à proposer une définition capitale de la rationalité et à formuler l’une des idées le plus importantes de notre siècle :
« Juger les gens sur leurs croyances n’est pas scientifique »
« La rationalité d’une croyance ne compte pas, seule compte la rationalité d’une action »
« La rationalité d’une action ne peut être jugée que d’un point de vue évolutif »
Pour dire les choses autrement :
- Il faut juger les gens non pas sur ce qu’ils pensent ou sur ce qu’ils disent mais sur leurs actions car elles seules révèlent leurs véritables préférences
- Doit être considéré comme rationnel tout ce qui permet la survie et irrationnel tout ce qui nuit à cette dernière
Pour terminer :
« Il ne faut jamais évaluer les croyances par rapport à d’autres croyances mais par rapport à la survie des groupes qui les adoptent »
C’est donc à l’aune de ce critère que nous devons évaluer la croyance moderne en la rationalité.
Au nom de la rationalité, nous avons détruit la religion.
En faisant cela, nous avons détruit un référentiel culturel commun, des valeurs et des principes testés par des millénaires de vie en société et un cadre moral et éthique qui structurait l’ensemble de la vie humaine. Sans ce cadre mental collectif, la vie en société n’est plus possible et les individus se retrouvent isolés, atomisés et menacés par l’anarchie, sans parler du fait que le vide laissé par la religion chrétienne risque aujourd’hui d’être rempli par une religion qui, elle, refuse radicalement la modernité, l’islam.
Au nom de la rationalité, nous avons chassé les rois de leurs trônes pour fonder un système sur le contrat social entre des individus théoriquement libres et rationnels.
En faisant cela, nous avons permis la manipulation de l’opinion publique par les médias de masse, garanti le gouvernement à court terme au gré des rapports de force électoraux et confié le pouvoir à une caste de technocrates protégés des conséquences de leurs erreurs et par conséquent suscité un rejet et une défiance sans précédent vis-à-vis de la chose publique.
Au nom de la rationalité, nous avons créé une organisation économique d’une redoutable efficacité assurant aux êtres humains un niveau de confort sans précédent dans l’histoire.
En faisant cela, nous avons permis la concentration de la richesse entre les mains d’une élite apatride ; nous avons fait disparaître un grand nombre de savoir-faire et vidé le travail de son sens ; nous avons épuisé les ressources naturelles de la planète, dégradé et détruit un ensemble considérables d’écosystèmes naturels et entraîné une augmentation de la population telle qu’elle menace à moyen terme la survie de l’espèce.
Enfin, au nom de la rationalité, nous avons chassé Dieu de l’esprit des hommes.
En faisant cela, nous avons fait de l’Homme et ses caprices la mesure de toute chose ; nous nous sommes privés de la seule limite capable de poser une borne à nos passions et à notre violence et surtout nous avons privé la Nature et le Vivant de leur caractère inviolable et sacré.
En réalité, après plus de deux cent ans, nous ne pouvons que constater que le règne sans partage de la rationalité a été un désastre complet et que ceux qui aujourd’hui encore élèvent des temples à la déesse Raison sont en réalité en train de construire le tombeau de l’espèce humaine.
Face à ce désastre, tout l’enjeu philosophique et spirituel du XXIe siècle est, dans un premier temps, de limiter les dégâts considérables causés par la fausse rationalité et dans un deuxième temps, de préserver les réels acquis de la science et l’intelligence analytique tout en réintroduisant l’idée de Dieu et de la croyance, là où il est désormais vital de le faire afin de réconcilier les deux formes formes de pensée nécessaires à la survie que sont la logique et l’intuition, le Système 1 et le Système 2.
Si l’Occident échoue dans cette tâche, il connaîtra un retour au plus terrible des obscurantismes, un monde barbare et brutal où il n‘y aura plus de place ni pour la pitié, ni pour la nuance.
Pour aller plus loin:
The Master and his emissary, Ian McGilchrist
How to be rational about rationality (Taleb)
Money, Gods and Taboos : resacralizing the commons (Ugo Bardi)
The Haunted Mind: The Stubborn Persistence of the Supernatural (Bo & Ben Winegard)