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Du déclin du courage

Note du traducteur : Ce discours a été prononcé en 1978 à Harvard  par le dissident et écrivain russe Alexandre Soljenitsyne alors en exil aux États-Unis.  Je propose ici une traduction de larges extraits de ce long discours visionnaire et prophétique dont certains passages sont encore aujourd’hui d’une troublante actualité. La traduction anglaise officielle de ce discours prononcé en russe est disponible ici.

Le déclin du courage – Alexandre Soljenitsyne

Traduit de l’anglais par Stanislas Berton (extraits)

“Je suis très sincèrement heureux de me trouver ici parmi vous en cette occasion et de faire personnellement connaissance avec cette université  si ancienne et si illustre. J’adresse mes félicitations et tous mes meilleurs vœux aux étudiants aujourd’hui diplômés.

La devise de Harvard est « VERITAS ». Beaucoup d’entre vous l’ont déjà compris, les autres le découvriront au cours de leur vie, que si toute notre attention n’est pas concentrée sur la recherche de la Vérité, celle-ci nous échappe. Et tandis qu’elle nous échappe, l’illusion de la connaître perdure et cela conduit à de nombreux malentendus. La vérité est rarement agréable à entendre, elle est presque toujours amère. Mon discours d’aujourd’hui contient des vérités amères mais je vous assure que je veux vous les communiquer non en adversaire mais bien en ami.

[…]

Le déclin du courage

Pour un observateur extérieur, le déclin du courage est sans doute de nos jours le trait le plus marquant de l’Occident. Le monde occidental a perdu son courage civique, dans son ensemble mais aussi individuellement, dans chaque pays, chaque gouvernement  et bien entendu aux Nations Unies.

Un tel déclin du courage est particulièrement observable chez les classes dominantes et l’élite intellectuelle, donnant l’impression d’une perte de courage dans l’ensemble de la société. Bien entendu, il existe un grand nombre de gens courageux mais ils n’exercent pas d’influence décisive sur la vie publique. Les bureaucrates, qu’ils soient des politiques ou des intellectuels, montrent à quel point ils sont dépressifs, passifs et perplexes par leurs actions comme par leurs déclarations et d’autant plus quand ils essaient d’expliquer sur le plan théorique pourquoi il est réaliste, raisonnable et même moralement justifié de fonder les politiques publiques sur la faiblesse et la lâcheté. Et ce déclin du courage est paradoxalement encore rendu plus manifeste lorsque les mêmes bureaucrates se montrent occasionnellement furieux et inflexibles à l’encontre de gouvernements et de pays faibles que personne ne soutient ou avec des courants politiques qui ne peuvent offrir aucune résistance alors qu’ils restent muets et paralysés quand ils traitent avec des gouvernements puissants, des forces menaçantes, des agresseurs et des terroristes internationaux.

Faut-il souligner que depuis l’antiquité, le déclin du courage a toujours été considéré comme le signe avant-coureur de la fin ?

Bien Être

Lors de la création des états modernes occidentaux, le principe suivant fut posé : les gouvernements sont établis pour servir l’homme et lui permettre de rechercher librement le bonheur (voir, par exemple la déclaration américaine d’indépendance). Quatre décennies de progrès techniques et sociaux ont permis la création d’un système susceptible de satisfaire ses aspirations : l’État-providence. Chaque citoyen reçut la liberté désirée et des biens matériels si nombreux en quantité comme en qualité, qu’en théorie, le bonheur, au sens inférieur du terme tel qu’il s’est imposé durant ces décennies, était pour ainsi dire garanti.

Au cours de cette évolution, un détail psychologique a cependant été négligé : le désir constant de posséder de plus en plus de biens matériels, celui de mener une vie toujours meilleure  et la lutte pour obtenir  toutes ces choses imprime sur les visages occidentaux les marques de l’anxiété et de la dépression, bien qu’il soit courant de cacher de tels sentiments. Cette concurrence active et intense finit par dominer toutes les pensées humaines sans ouvrir la voie à un développement spirituel libre.

L’indépendance de l’individu vis-à-vis de toute pression exercée par l’État a été garantie, la majorité des gens ont atteint un niveau de bien être dont leurs pères et leurs grands-pères ne pouvaient à peine rêver ; il est désormais possible d’élever des jeunes gens selon de tels idéaux, de les conduire à l’épanouissement physique, au bonheur, à la possession de biens matériels, à l’argent et au loisir jusqu’à une liberté quasi-illimitée dans le choix des plaisirs. Qui serait prêt à renoncer à tout cela ? Pourquoi devrions-nous risquer notre si précieuse vie pour défendre des valeurs communes et particulièrement dans des cas aussi vagues où la sécurité de notre nation doit être défendue dans un pays lointain ?

Même la biologie nous enseigne qu’un niveau extrême de sécurité et de confort n’est pas bon pour l’organisme. Aujourd’hui, le bien-être dans les sociétés occidentales commence à ôter son masque trompeur pour montrer son vrai visage.

Une vie selon la lettre de la loi

La société occidentale s’est donnée l’organisation la mieux adaptée à ses fins, une société fondée, je dirais, sur la lettre de la loi. Les limites des droits de l’homme et de ce qui est considéré comme juste sont déterminés par un système de lois ; ces limites sont très flexibles. Les gens de l’Ouest ont acquis une habileté considérable pour utiliser, interpréter et manipuler la loi, bien que, paradoxalement,  les lois soient devenues trop compliquées à comprendre pour l’individu moyen sans l’aide d’un expert.

Tout conflit se trouve résolu par le recours à la lettre de la loi qui est considérée comme le fin mot de tout. Si quelqu’un a raison du point de vue légal, plus rien d’autre n’est requis, personne ne mentionnera que ce qui est légal n’est pas forcément ce qui est juste, qu’il est possible de se restreindre, de renoncer volontairement à certains droits, de prendre des risques et de se sacrifier de façon désintéressée : cela semblerait absurde. On ne voit plus personne se restreindre de façon volontaire. Chacun fonctionne à la limite extrême du cadre légal.

Une compagnie pétrolière n’a rien à se reprocher, légalement parlant, si elle acquiert l’invention d’une nouvelle source d’énergie afin de l’empêcher d’être utilisée. Une entreprise agroalimentaire n’a rien à se reprocher, légalement parlant, quand elle empoisonne ses produits pour qu’ils se conservent plus longtemps. Après tout, les gens sont libres de ne plus les acheter.

J’ai vécu toute mon existence sous un régime communiste et je peux vous dire qu’une société sans référent légal objectif est une chose  particulièrement terrible. Mais une société qui ne connaît rien d’autre que la référence légale n’est pas non plus digne de l’Homme. Une société qui n’est fondée que sur la lettre de la loi et qui ne cherche pas à viser plus haut ne tire pas le meilleur parti des immenses capacités humaines. La lettre de la loi est trop formelle et trop détachée pour avoir une influence bénéfique sur la société. Partout où la toile de l’existence est tissée par le fil de relations légales, il y règne une atmosphère de médiocrité morale qui paralyse les instincts les plus nobles de l’être humain.

La logique de la liberté

Dans la société occidentale actuelle, il existe une inégalité entre la liberté d’accomplir des bonnes actions et la liberté d’en accomplir de mauvaises. Un homme d’État qui souhaite  accomplir quelque chose d’important et de hautement constructif pour son pays doit avancer de façon prudente et même timide, il se trouve en effet très vite assailli par une myriade de critiques hâtives et irresponsables tandis que le parlement et la presse ne cessent de le critiquer. A chaque pas, il doit prouver que sa décision est la meilleure et qu’elle ne comporte absolument aucun défaut. En réalité, un homme exceptionnel et de grande valeur, qui aurait en tête des projets inhabituels et inattendus, n’a aucune chance de s’imposer : d’emblée mille pièges lui seront tendus. Ainsi, la médiocrité triomphe sous le masque des contraintes démocratiques.

Il est aisé en tout lieu de saper le pouvoir administratif et de fait, il a été considérablement amoindri dans les pays occidentaux. La défense des droits individuels a atteint de tels extrêmes qu’elle rend la société impuissante devant certains individus. Il est temps que l’Ouest cesse de tant défendre les droits de l’homme pour se concentrer sur ses devoirs.

Une liberté irresponsable et destructrice s’est vue accorder un espace sans limite. La société semble ne plus avoir que des défenses infimes à opposer aux abîmes de la décadence humaine comme par exemple lorsqu’au nom de la liberté, elle inflige une violence morale à la jeunesse  en autorisant des films plein de pornographie, de crime et d’horreur. Cela est considéré comme faisant partie de la liberté et se trouve, en théorie, contrebalancé par le droit des jeunes gens à ne pas regarder ou ne pas accepter de tels programmes. La vie, organisée sur une base légale, a ainsi démontré son incapacité à se défendre contre la corruption du Mal.

Et que dire de tout ce qui touche à la criminalité. Les cadres légaux, particulièrement aux États-Unis, sont suffisamment larges pour encourager non seulement la liberté individuelle mais aussi certains crimes individuels. Le coupable peut échapper à son châtiment et même bénéficier d’une clémence indue grâce au soutien de milliers de personnes parmi le public. Dès que le gouvernement commence à combattre de façon vigoureuse le terrorisme, l’opinion publique l’accuse immédiatement de violer les droits des terroristes. Il existe un grand nombre de tels cas.

Le basculement de la liberté au profit du mal s’est fait de façon graduelle et cette évolution est née de toute évidence à partir  de l’idée humaniste et bienveillante selon laquelle le mal n’est pas inhérent à la nature humaine. Selon cette doctrine, l’homme serait la mesure de toute chose et les défauts de l’existence trouveraient leur cause dans le mauvais fonctionnement de systèmes sociaux qu’il faudrait réparer. Étrangement, bien que ce soit à l’Ouest que l’on trouve les meilleurs systèmes sociaux, la criminalité y existe toujours et elle est même plus importante que dans le système soviétique où règne aussi bien la misère que l’arbitraire (il y a dans nos camps un grand nombre de gens considérés comme des criminels mais qui n’ont en réalité commis aucun crime, ils ont simplement essayé de se défendre contre l’arbitraire de l’État en utilisant des moyens situés hors du cadre légal).

La logique de la presse

La presse, bien entendu, jouit également de la plus grande liberté. (J’utiliserai le mot « presse » pour désigner l’ensemble des médias). Mais quel usage en fait-elle ?

Une fois de plus, la principale préoccupation est de rester fidèle à la lettre de loi.

Aucune responsabilité morale n’est engagée en cas de déformation ou de disproportion.

Quelle est la responsabilité du journaliste envers ses lecteurs ou envers l’Histoire ?

Au cas où il aurait trompé l’opinion publique ou le gouvernement en publiant des informations incorrectes ou de fausses conclusions, avons-nous été témoins de la reconnaissance et de la rectification de ces erreurs par le journaliste ou son journal ?

Non, cela n’arrive pas parce que cela serait mauvais pour les ventes. Une nation peut être victime de telles erreurs mais le journaliste s’en sort toujours. On peut d’ailleurs être assuré qu’il écrira le contraire de ce qu’il disait auparavant sans pour autant perdre de son assurance.

Parce qu’il faut fournir une information crédible et immédiate, il est nécessaire de faire appel aux extrapolations, à la rumeur et aux suppositions pour combler les vides et aucune de ces informations partielles ne sera jamais rectifiée, elles resteront imprimées dans l’esprit du lecteur. Combien de jugements hâtifs, immatures, superficiels et trompeurs sont ainsi publiés chaque jour, entraînant la confusion du lecteur sans jamais être rectifiés ?

La presse peut à la fois stimuler l’opinion publique et mal l’éduquer.

Nous pouvons voir ainsi des terroristes traités comme des héros ou des secrets liés à la défense du pays étalés sur la place publique. Nous pouvons également être les témoins d’intrusions scandaleuses dans l’intimité de gens connus sous le prétexte que « tout le monde a le droit de tout savoir ». Mais c’est un slogan mensonger, caractéristique d’une époque mensongère. Les gens ont aussi le droit de ne pas savoir, de ne pas avoir leur âme divine remplie de ragots, d’absurdités et de propos superficiels. Voilà un slogan d’une plus grande valeur.

Quelqu’un qui travaille et mène une vie pleine de sens n’a pas besoin de s’encombrer l’esprit avec ce flux d’information.

La précipitation et la superficialité sont les maladies psychiques du XXe siècle et c’est dans la presse plus qu’ailleurs que cette maladie se manifeste. L’analyse de fond est anathème à la presse. Elle s’arrête au sensationnalisme et aux petites phrases.

Dans les faits, la presse est devenue le plus grand pouvoir au sein des nations occidentales, plus puissante que les pouvoirs législatifs, exécutifs et judiciaires.

Nous demandons alors : au nom de quelle loi ce pouvoir a-t-il été élu et devant qui est-il responsable ? Dans les pays communistes, au moins les choses sont claires : le journaliste est un agent officiel de l’État. Mais de qui les journalistes occidentaux ont-ils reçu leur pouvoir, pour combien de temps et avec quelles prérogatives ?

L’Occident a encore une surprise en réserve pour un habitant de l’Est habitué à une presse sous contrôle : ce dernier découvre peu à peu une uniformité de pensée dans la presse occidentale prise dans son ensemble. Les choses se passent ainsi : il existe des façons de penser acceptables et des intérêts économiques et commerciaux qui concourent non pas à susciter la concurrence mais l’uniformité. Il existe une immense liberté pour la presse mais non pour ses lecteurs car les journaux ne sélectionnent et ne promeuvent que les opinions qui ne vont pas trop à l’encontre de leur ligne ou de l’opinion générale.

Une idéologie à l’œuvre

En Occident, sans la moindre censure officielle, les pensées et les idées acceptables sont soigneusement séparées de celles qui ne le sont pas : rien n’est interdit mais tout ce qui n’est pas considéré comme acceptable ne sera jamais diffusé dans les revues, les livres ou enseigné dans les universités. D’un point de vue légal, vos chercheurs sont libres mais ils sont conditionnés par l’idéologie en vigueur.

 Contrairement à l’Est, la violence à l’Ouest n’est pas explicite.

Cependant, l’idéologie fixe un programme et l’information de masse standardisée empêche les esprits libres et indépendants de contribuer à la vie publique. Il se développe un esprit grégaire qui rend impossible tout développement. Aux États-Unis, j’ai reçu des lettres de gens très intelligents, par exemple de la part d’un enseignant d’une université de province qui pourrait contribuer à sauver et à renouveler spirituellement cette nation mais son pays ne peut pas l’entendre car les médias ne s’intéressent pas à lui. Cela conduit  à d’importants préjugés et à un aveuglement  très dangereux en cette époque de grandes mutations.   

[…]

Socialisme

Il est presque universellement reconnu que l’Occident représente un modèle de développement économique réussi, même si les dernières années ont été marquées par les ravages de l’inflation. Néanmoins, un grand nombre de gens vivant à l’Ouest sont mécontents de la société dans laquelle ils vivent. Ils la méprisent et l’accusent de ne pas être à la hauteur du niveau de maturité atteint par l’Humanité. Un grand nombre de ses critiques se tournent vers le socialisme, ce qui est une mauvaise et dangereuse solution.

 […]

Ayant fait personnellement l’expérience du socialisme dans un pays où il a été mis en œuvre, je n’ai absolument rien de bon à dire à ce sujet.

Un contre-modèle

Mais si quelqu’un me demandait si je présenterais l’Occident tel qu’il est aujourd’hui comme un modèle pour la Russie, en toute franchise, je répondrais par la négative. Non, je ne pourrais pas recommander votre société dans son état actuel comme un modèle auquel la mienne pourrait aspirer. Grâce à d’intenses souffrances, mon pays a atteint un niveau de développement spirituel d’une telle intensité que le système occidental dans son état de délabrement spirituel n’est absolument pas attirant. Tous les caractéristiques de votre existence que je viens d’évoquer sont extrêmement déprimantes.

Il est impossible de nier que les habitants de l’Ouest deviennent de plus en plus faibles alors que ceux de l’Est deviennent de plus en plus forts. Six décennies pour la Russie et trois décennies pour les pays de l’Est : durant tout ce temps, nous avons reçu  un entraînement spirituel bien plus avancé que celui reçu par l’Ouest.  La complexité de la vie et le poids de la mort ont produit des personnalités bien plus fortes, profondes et intéressantes que celles produites par le bien-être standardisé européen. Par conséquent, si notre société se transformait pour devenir la vôtre cela signifierait que certains aspects se trouveraient améliorés mais aussi que les choses évolueraient en pire sur des points absolument cruciaux.

Il est vrai, comme c’est le cas dans mon pays, qu’une société ne peut pas demeurer trop longtemps soumise au cauchemar de l’arbitraire mais ce serait tout autant un abaissement que d’opter pour le même système légaliste et bien rôdé en vigueur chez vous. Après des décennies de souffrance, de violence et d’oppression, l’âme humaine aspire à des choses plus hautes, plus belles et plus pures que celles offertes par la consommation de masse introduite par la dégoûtante invasion de la publicité, l’abrutissement télévisuel et cette intolérable musique.

Tout cela apparaît comme une évidence à un grand nombre d’observateurs sur cette planète : le mode de vie occidental s’impose de moins en moins comme une référence.

L’Histoire envoie toujours aux sociétés en péril des signaux d’alerte qu’il faut savoir décoder  comme par exemple la décadence de l’art ou l’absence de véritables hommes d’État. Certains signes sont encore plus évidents à interpréter : il suffit que le cœur de votre démocratie et de votre culture soit privé d’électricité pendant  seulement quelques heures et voilà que des hordes de citoyens américains commencent à se livrer au pillage et à semer le chaos. Cela signifie que le vernis social doit être bien fin et que la société est en réalité instable et malade.

Mais le combat pour notre planète, physique et spirituel, un combat aux proportions cosmiques, n’est pas pour un futur lointain ; il a déjà commencé. Les forces du Mal ont commencé leur offensive décisive. Vous sentez déjà la pression qu’elles exercent, et pourtant, vos écrans et vos écrits sont pleins de sourires sur commande et de verres levés. Pourquoi toute cette joie?

[…]

La pensée occidentale est devenue conservatrice: le monde doit rester tel qu’il est, rien ne doit changer. Ce rêve lénifiant du statu quo est le symptôme d’une société qui est arrivé au bout de son développement.

[…]

Face à un tel danger, forts d’un tel héritage, avec une telle liberté et une telle célébration permanente de la liberté, comment est-il possible de perdre à un tel point la volonté de se défendre ?

L’Humanisme et ses conséquences

Comment cette évolution défavorable a-t-elle pu avoir lieu? Comment l’Occident a-t-il connu un tel déclin, passant d’une marche triomphale à sa déliquescence actuelle ? Y a-t-il eu des virages manqués, un cap perdu durant son évolution ? Cela ne semble pas être le cas.

L’Occident a poursuivi sa progression sociale en accord avec ses premières intentions et aidé par un progrès technologique remarquable. Et tout à coup, le voilà qui se retrouve dans son état actuel de faiblesse.

Cela signifie que l’erreur doit se trouver à la racine, aux fondements mêmes de la pensée qui gouverne l’Occident depuis des siècles. Je veux faire référence à la vision occidentale dominante  née durant la Renaissance et qui trouva son expression politique durant la période des Lumières. Cette vision, que l’on peut qualifier d’humanisme rationaliste et qui proclame l’autonomie de l’Homme vis-à-vis de toute puissance supérieure, elle pourrait également être appelée anthropocentrisme car elle place l’Homme au centre de tout ce qui existe, devint la base de toute conception politique et sociale.

[…]

Nous devons désormais assumer les conséquences d’erreurs que nous n’avions pas remarquées au moment où nous nous sommes engagés sur ce chemin. De la Renaissance jusqu’à aujourd’hui, nous avons enrichi notre expérience mais nous perdu l’idée d’une Entité Suprême et Absolue qui posait une limite à nos passions et à notre irresponsabilité.

Nous avons placé trop d’espoirs dans les réformes politiques et sociales pour découvrir que nous nous étions privés de notre bien le plus précieux : notre vie spirituelle.

A l’Est, elle est détruite par les actions et les machinations du parti unique. A l’Ouest, elle est étouffée par les intérêts commerciaux. Voilà la véritable crise. Ce fossé qui sépare le monde est en réalité moins terrible que la similarité des maux qui affligent chacun de ses pôles.

Si l’humanisme avait raison d’affirmer que l’Homme est né pour être heureux, celui-ci ne viendrait pas au monde pour y mourir. Puisque son corps est condamné à disparaître sa mission sur terre est de toute évidence d’une nature plus spirituelle.

Cette mission ne peut pas être la poursuite illimitée des plaisirs de la vie. Elle ne peut pas être la  recherche des meilleurs moyens d’obtenir des biens matériels et de profiter au maximum de ces derniers. Cela doit être l’accomplissement permanent, sincère et honnête de son devoir  de façon à ce que la vie de chacun  soit un chemin vers le progrès moral et que chacun quitte cette vie en étant un meilleur être humain qu’il ne l’était en la commençant.

Il est impératif de réévaluer l’échelle de nos valeurs humaines. Son déséquilibre actuel est effarant. Il n’est pas possible que l’évaluation de la performance du Président soit réduite à combien nous gagnons par mois ou à notre capacité à pouvoir faire sans problème le plein de notre voiture. Seule la modération volontaire et inspirée peut permettre à l’homme de s’élever au-dessus du flot mondial du matérialisme. 

Cela serait une régression que de nous attacher aujourd’hui aux principes fossilisés des Lumières.

Le dogmatisme social nous laisse impuissant face aux défis de l’époque.

Si la destruction par la guerre nous est épargnée, nos vies devront changer si nous voulons les sauver de l’autodestruction. Nous ne pouvons plus faire l’économie d’une remise en cause des principes fondamentaux de la vie et de la société humaine.

Est-il vrai que l’Homme est au-dessus de tout ? N’y a-t-il aucune force supérieure au-dessus de lui ? Est-il bon que la vie de l’homme et les activités de la société soient déterminées en premier lieu par l’expansion matérielle ? Est-il acceptable de promouvoir une telle expansion au détriment de notre intégrité spirituelle ?

Si le monde ne touche pas à sa fin, il est en train d’approcher une phase de transition aussi importante que celle qui marqua le passage du Moyen-Age à la Renaissance. Elle exigera de nous un sursaut spirituel : nous devons nous élever à une nouvelle hauteur, à un niveau d’existence où notre nature physique ne sera pas aussi maudite que durant le Moyen-Age mais surtout, où notre être spirituel ne sera pas aussi piétiné que durant la période Moderne.

Cette ascension équivaut à franchir une nouvelle étape de l’évolution humaine.  

Nous qui sommes sur cette terre n’avons plus d’autre chemin à prendre que celui qui nous élève.”

Voir également:

Du refus du mensonge

De la Révolution

Du refus du mensonge

Extraits d’un texte publié par Alexandre Soljenitsyne le jour de son arrestation, le 12 février 1974. Le lendemain, il fut condamné à l’exil à l’Ouest où il fut reçu en héros. La traduction anglaise officielle, « Live not by lies », de cet texte originellement écrit en russe est disponible ici.

Traduit de l’anglais par Stanislas Berton

Il fut un temps où nous n’aurions pas osé faire bruire le moindre murmure. Mais maintenant nous écrivons et nous lisons des journaux clandestins et nous nous rassemblons dans les salles enfumées des instituts de recherche et nous nous plaignons les uns aux autres de leur gestion hasardeuse, du cirque dans lequel ils nous ont entraînés !

[…]

Nous approchons du précipice ; un effondrement spirituel universel est déjà sur nous ; un effondrement physique est sur le point de se déclencher et de nous emporter ainsi que nos enfants tandis que nous continuons de sourire béatement et de débiter des banalités.

« Mais que pouvons-nous faire pour l’arrêter. Nous n’en avons pas la force. »

Nous avons si désespérément troqué notre humanité contre la plus modeste des pitances que nous sommes prêts à abandonner tous nos principes, notre âme, l’œuvre de nos ancêtres et l’avenir de nos enfants, nous sommes prêts à renoncer à tout si cela nous permet de ne pas déranger notre pauvre existence. Nous avons perdu notre force, notre fierté, notre passion. Nous ne craignons même pas une mort nucléaire collective, nous ne craignons pas une troisième guerre mondiale (peut être irons-nous nous cacher dans quelque crevasse), nous craignons simplement une prise de position civique !  Nous espérons seulement ne pas nous éloigner du troupeau, d’entreprendre par nous-même et de risquer soudainement de devoir nous passer de notre pain blanc, de notre chauffe-eau et de notre permis de résidence à Moscou. Nous avons si bien internalisé les leçons gravées en nous par l’État que nous sommes parfaitement heureux et à l’aise avec ses postulats : nous ne pouvons pas échapper à l’environnement, aux conditions sociales, tout cela nous façonne, « l’être détermine la conscience ».

En réalité, nous pouvons agir, même si nous essayons de nous mentir et de nous réconforter nous-mêmes en prétendant que ce n’est pas le cas. Ce ne sont pas eux qui sont coupables de tout mais nous seuls, nous seulement !

Certains rétorqueront : « Non vraiment, il n’y a rien à faire. Nos bouches sont bâillonnées, personne ne nous écoute, personne ne nous demande notre avis. Comment pouvons-nous faire en sorte qu’ils nous écoutent ?”

Les faire changer d’avis est impossible.

La chose la plus naturelle serait de ne pas de les réélire mais il n’y a pas de réélections dans notre pays. À l’Ouest, ils ont des grèves, des manifestations mais nous sommes trop domestiqués, trop apeurés. Est-il possible de simplement abandonner son travail et d’aller marcher dans la rue ?

[…]

Alors la boucle est-elle bouclée ? N’y a-t-il vraiment aucune échappatoire ? La seule chose qu’il nous reste à faire est d’attendre passivement : et si le problème se résolvait de lui-même ?  Mais le problème ne se résoudra jamais de lui-même, si nous tous continuons, jour après jour, de l’accepter, de le glorifier, de le renforcer, si, au minimum, nous ne rejetons pas avec dégoût son aspect le plus vulnérable :

le mensonge.

Quand la violence fait irruption dans la paisible condition humaine, son visage est plein d’assurance, sa bannière proclame en grandes lettres : « Je suis la Violence ! Écartez-vous, faites place ou je vais vous écraser. » Mais la violence vieillit vite, quelques années passent et elle n’est plus aussi sûre d’elle-même. Pour se maintenir debout, pour garder l’air présentable, elle ne manquera jamais d’appeler son allié : le mensonge. Car la violence n’a rien d’autre pour se couvrir que les mensonges et les mensonges ne peuvent persister qu’à travers la violence. Et ce n’est pas chaque jour, ni sur chaque épaule que s’abat la main lourde de la violence. Elle n’exige de nous qu’une soumission au mensonge, une participation quotidienne à la tromperie, et cela suffit pour que nous lui prêtions allégeance.

Et c’est ainsi que nous négligeons la plus simple et la plus accessible des clés de notre libération : un refus de participer personnellement au mensonge!

Même si tout est recouvert par le mensonge, même si tout est gouverné par lui, résistons de la façon la plus modeste : que le mensonge ne passe pas par moi !

Et voilà la voie qui nous permet de sortir de l’encerclement imaginaire de notre passivité, la façon la plus simple pour nous et la plus destructrice pour le mensonge. Car quand les gens renoncent aux mensonges, les mensonges cessent simplement d’exister. Comme les parasites ils ne peuvent survivre que s’ils sont attachés à un hôte.

Nous ne sommes pas appelés à aller sur la place publique et à crier la vérité, à dire à voix haute ce que nous pensons, cela est effrayant et nous ne sommes pas prêts. Mais au moins, refusons de dire ce que nous ne pensons pas.

[…]

Notre credo doit être : ne jamais consciemment accepter le mensonge.

Ayant vu où commence le mensonge (et beaucoup auront une perception différente de ce point), éloignons-nous de son influence corruptrice ! Ne cherchons pas à recoller les écailles de l’Idéologie, à rassembler ses os délabrés ou à rapiécer son vêtement en décomposition et nous serons étonnés de voir à quelle vitesse et avec si peu d’effort le mensonge va disparaître et tout ce qui est destiné à être mis à nu sera révélé comme tel au monde.

Ainsi, surmontant notre témérité, laissons chaque homme faire un choix : demeurera-t-il un serviteur volontaire du mensonge (non pas du fait d’une prédisposition naturelle mais pour nourrir sa famille ou éduquer ses enfants dans l’esprit du mensonge) ou le moment est-il venu pour lui de se lever comme un homme intègre digne du respect de ses enfants et de ses contemporains ? Et à partir de ce jour, cet homme :

-n’écrira, ne signera ou ne publiera pas en aucune façon, une seule ligne visant à déformer, autant qu’il puisse le savoir, la vérité;

-ne prononcera ou n’écrira jamais, en public ou en privé, en tant qu’éducateur, professeur, acteur, une ligne qu’il saura être fausse;

-dans la peinture, la sculpture, la photographie, la technologie, la musique, il ne dépeindra, soutiendra ou ne diffusera jamais une seule pensée fausse ou une seule distorsion de la réalité telle qu’il la discerne;

-ne citera pas à l’écrit ou à l’oral un « élément de langage » visant à assurer sa gratification, ses perspectives de carrière ou son statut, à moins qu’il partage pleinement l’élément cité et que celui-ci corresponde au contexte dans lequel il est employé;

-ne participera pas à une manifestation ou à un rassemblement si cela va à l’encontre de son désir ou de sa volonté ; il ne brandira pas une bannière ou criera un slogan auquel il n’adhère pas complètement;

-il ne lèvera pas sa main pour voter pour une proposition qu’il ne soutient pas sincèrement et ne votera pas à bulletin secret pour un candidat qu’il considère suspect ou indigne de confiance;

-ne sera pas contraint d’assister à une réunion où il s’attend à devoir faire face à une présentation biaisée et mensongère;

-quittera une session, une réunion, une conférence, une pièce, un film au moment où il entendra un participant prononcer un mensonge ou diffuser de la propagande manifeste;

-ne s’abonnera pas ou n’achètera pas un journal qui déforme les faits ou les cache.

Il ne s’agit pas là d’une liste exhaustive de tous les moyens possibles et nécessaires d’échapper au mensonge. Mais celui qui s’est purifié pourra, avec un œil neuf, discerner facilement les autres opportunités.

Oui, au début, cela ne sera pas juste. Certains devront temporairement perdre leur travail. Dans un premier temps, cela compliquera sérieusement la vie des jeunes gens qui essayent de vivre dans la vérité car leurs tests et leurs examens sont aussi remplis de mensonges et il faudra faire des choix. Mais il n’y a pas d’échappatoire pour celui qui cherche à être intègre. Pas pour un seul jour, pas même dans les métiers les plus techniques, il n’est possible d’éviter de faire face aux choix listés ci-dessus : choisir la vérité ou le mensonge, l’indépendance ou la servilité spirituelle. Et pour celui qui n’a pas le courage de défendre sa propre âme : ne le laissons pas se vanter de ses vues « progressistes », de son statut d’universitaire ou d’artiste reconnu, de citoyen distingué ou de général. Laissons-le se dire clairement à lui-même : je suis du bétail, un lâche, je cherche seulement à être au chaud et à me remplir la panse.

Pour nous qui, au fil des années, avons mené une existence banale, même ce chemin de résistance modérée ne sera pas facile à emprunter. Mais ô combien plus facile est-il que de s’immoler soi-même ou de faire la grève de la faim.

[..]

Ce ne sera peut-être pas un chemin facile mais c’est le plus facile parmi ceux qui se trouvent devant nous. Ce chemin n’est pas facile pour le corps mais c’est le seul qui existe pour l’esprit. Non, ce n’est pas un chemin facile mais il existe déjà parmi nous des gens, des dizaines, qui obéissent à ces règles depuis des années et qui vivent dans la vérité.

Ainsi, nous n’avons pas être les premiers à nous engager sur chemin, à nous de rejoindre ceux qui s’y trouvent déjà ! Plus nombreux sommes-nous à l’emprunter, plus compacts sont nos rangs, plus facile et plus court ce chemin sera pour nous tous. Si nous sommes des milliers, ils ne pourront pas faire face, ils ne pourront rien contre nous. Si nous devenons des dizaines de milliers, nous ne reconnaîtrons plus notre pays !

Mais si nous nous dérobons, arrêtons de nous plaindre que quelqu’un nous empêche de respirer, nous le faisons nous-mêmes ! Recroquevillons-nous et faisons profil bas tandis que nos camarades biologistes continuent de travailler en vue du jour où ils pourront lire nos pensées et modifier nos gènes.

Et si nous nous dérobons aussi face à ce défi alors nous sommes indignes, perdus et c’est de nous dont Pouchkine parle quand il demande avec mépris :

« Pourquoi offrir aux troupeaux leur libération ?

Leur héritage à chaque génération :

Le joug à clochettes et le fouet »

*

Pour aller plus loin:

Le déclin du courage

De la Révolution

De la révolution

Discours prononcé par Alexandre Soljenitsyne le 25 septembre 1993 à Lucs-sur-Boulogne lors de l’inauguration du Mémorial de Vendée sous le titre “A Reflection on the Vendee uprising“.

Traduit de l’anglais par Stanislas Berton

“M. le président du Conseil Général de Vendée, estimés vendéens,

Il y a deux tiers de siècle, l’enfant que j’étais lisait déjà avec admiration dans les livres les récits évoquant le soulèvement si courageux et si désespéré de la Vendée. Mais jamais je n’aurais pu imaginer, fût-ce en rêve, que sur mes vieux jours, j’aurais l’honneur d’inaugurer le monument en l’honneur des héros et des victimes de ce soulèvement.

Vingt décennies se sont écoulées et durant ce laps de temps, en France mais aussi ailleurs, le soulèvement vendéen et sa répression sanglante ont reçu des éclairages constamment renouvelés. Car les événements historiques ne sont jamais compris pleinement dans l’incandescence des passions qui les accompagnent, mais à bonne distance, une fois refroidis par le temps. Longtemps, on a refusé d’entendre et d’accepter ce qui avait été crié par la bouche de ceux qui périssaient, de ceux que l’on brûlait vifs, les paysans d’une contrée laborieuse pour lesquels la Révolution semblait avoir été faite et que cette même révolution opprima et humilia jusqu’à la dernière extrémité, ces paysans qui se révoltèrent contre la Révolution ! 

Que toute révolution déchaîne chez les homme les instincts de la barbarie la plus primaire, les forces malfaisantes de l’envie, de la rapacité et de la haine, cela même ses contemporains l’avaient parfaitement perçu. Ils payèrent d’ailleurs un lourd tribut à la psychose générale lorsque le fait de se comporter en homme politiquement modéré — ou même seulement de le paraître — passait déjà pour un crime. Mais c’est le XXe siècle qui a largement contribué à ternir l’aura romantique qui entourait encore la révolution au XVIIIe.

De demi-siècles en siècles, les hommes ont fini par se convaincre, à partir de leur propre malheur, que les révolutions détruisent le caractère organique de la société, qu’elles ruinent le cours naturel de la vie, qu’elles annihilent les meilleurs éléments de la population en donnant libre champ aux pires. Aucune révolution ne peut enrichir un pays, tout juste quelques opportunistes sans scrupules et elles se font toujours au prix de morts innombrables, d’un appauvrissement généralisé et d’une dégradation durable de la population.

Le mot révolution lui-même, du latin revolvo, signifie rouler en arrière, revenir, ressentir à nouveau, rallumer, dans le meilleur des cas, mettre sens dessus dessous. Bref, une kyrielle de significations peu enviables. De nos jours, si de par le monde on accole au mot révolution l’épithète de «grande», on ne le fait plus qu’avec circonspection et, bien souvent, avec beaucoup d’amertume. Désormais, il est de mieux en mieux compris que le progrès social que nous désirons si ardemment peut être obtenu par le biais d’un développement évolutif normal, avec infiniment moins de pertes et, sans cette corruption généralisée. Nous devons être capables d’améliorer patiemment ce que nous offre chaque jour que Dieu fait. Il serait bien vain d’espérer que la révolution puisse améliorer la nature humaine et pourtant c’est ce que votre révolution, et plus particulièrement la nôtre, la révolution russe, avaient particulièrement espéré.

La Révolution française s’est déroulée au nom d’un slogan intrinsèquement contradictoire et irréalisable : liberté, égalité, fraternité. Dans la vie sociale, la liberté et l’égalité tendent à s’exclure mutuellement et sont même des concepts antagonistes! La liberté détruit l’égalité sociale, c’est même là un de ses rôles, tandis que l’égalité restreint la liberté car, autrement, on ne saurait l’atteindre. Quant à la fraternité, elle appartient à un tout autre domaine. Dans ce cas précis, il ne s’agit que d’un ajout accrocheur au slogan. La véritable fraternité ne s’accomplit qu’à travers des moyens spirituels et non sociaux. Pour couronner le tout, les mots menaçants “ou la mort” furent ajoutés à ce slogan ternaire, ce qui en détruisait toute la signification. 

Je ne souhaite à aucun pays de faire l’expérience d’une “grande révolution”. Seul l’avènement de Thermidor empêcha la révolution du XVIIIe siècle de détruire la France. La révolution russe, elle, n’a pas connu de Thermidor qui ait su l’arrêter. Elle a entraîné notre peuple jusqu’au bout, jusqu’au gouffre, jusqu’à l’abîme de la perdition. Je regrette qu’il n’y ait pas ici d’orateurs qui puissent ajouter ce que l’expérience leur a appris, au fin fond de la Chine, du Cambodge, du Vietnam, nous dire quel prix ils ont payé, eux, pour la révolution. L’expérience de la révolution française aurait dû suffire pour que nos organisateurs rationalistes du bonheur du peuple en tirent les leçons. Mais non ! En Russie, tout s’est déroulé d’une façon pire encore et à une échelle incomparable. De nombreux procédés cruels de la Révolution française furent studieusement appliqués sur le corps de la Russie par les communistes léninistes et par les socialistes internationalistes, à la différence que ces derniers possédaient un degré de contrôle organisationnel encore plus important et systématique que celui exercé par les Jacobins.

Nous n’avons pas eu de Thermidor, mais — et nous pouvons en être fiers, en notre âme et conscience — nous avons eu notre Vendée. Et même plus d’une. Ce sont les grands soulèvements paysans de 1920-21. J’évoquerai seulement l’épisode suivant : ces foules de paysans, armés de bâtons et de fourches, qui marchèrent sur Tanbow, au son des cloches des églises avoisinantes, pour finir fauchées par des mitrailleuses. Le soulèvement de Tanbow dura pendant onze mois malgré l’emploi par les communistes de chars d’assaut, de trains blindés, d’avions, de la prise d’otages parmi les familles des révoltés et le fait que les communistes aient été à deux doigts d’utiliser des gaz toxiques. Nous avons connu aussi une résistance farouche au bolchevisme chez les Cosaques de l’Oural, du Don, de Kuban, de Terek, étouffés dans les torrents de sang d’un véritable génocide. 

En inaugurant aujourd’hui le mémorial de votre héroïque Vendée, mon esprit se dédouble. Je vois en pensée les monuments qui vont être érigés un jour en Russie, témoins de notre résistance russe aux déferlements de la horde communiste et de ses atrocités. Nous avons survécu au XXe siècle, un siècle de terreur, l’effroyable couronnement de ce Progrès qui faisaient tant rêver les hommes du XVIIIe siècle. Aujourd’hui, je pense que les Français seront de plus en plus nombreux à mieux comprendre, à mieux apprécier et à mieux conserver avec fierté dans leur mémoire la résistance et le sacrifice de la Vendée.”

Voir également:

Le déclin du courage

Le refus du mensonge

De l’anthropologie politique