Discours prononcé par Alexandre Soljenitsyne le 25 septembre 1993 à Lucs-sur-Boulogne lors de l’inauguration du Mémorial de Vendée sous le titre “A Reflection on the Vendee uprising“.
Traduit de l’anglais par Stanislas Berton
“M. le président du Conseil Général de Vendée, estimés vendéens,
Il y a deux tiers de siècle, l’enfant que j’étais lisait déjà avec admiration dans les livres les récits évoquant le soulèvement si courageux et si désespéré de la Vendée. Mais jamais je n’aurais pu imaginer, fût-ce en rêve, que sur mes vieux jours, j’aurais l’honneur d’inaugurer le monument en l’honneur des héros et des victimes de ce soulèvement.
Vingt décennies se sont écoulées et durant ce laps de temps, en France mais aussi ailleurs, le soulèvement vendéen et sa répression sanglante ont reçu des éclairages constamment renouvelés. Car les événements historiques ne sont jamais compris pleinement dans l’incandescence des passions qui les accompagnent, mais à bonne distance, une fois refroidis par le temps. Longtemps, on a refusé d’entendre et d’accepter ce qui avait été crié par la bouche de ceux qui périssaient, de ceux que l’on brûlait vifs, les paysans d’une contrée laborieuse pour lesquels la Révolution semblait avoir été faite et que cette même révolution opprima et humilia jusqu’à la dernière extrémité, ces paysans qui se révoltèrent contre la Révolution !
Que toute révolution déchaîne chez les homme les instincts de la barbarie la plus primaire, les forces malfaisantes de l’envie, de la rapacité et de la haine, cela même ses contemporains l’avaient parfaitement perçu. Ils payèrent d’ailleurs un lourd tribut à la psychose générale lorsque le fait de se comporter en homme politiquement modéré — ou même seulement de le paraître — passait déjà pour un crime. Mais c’est le XXe siècle qui a largement contribué à ternir l’aura romantique qui entourait encore la révolution au XVIIIe.
De demi-siècles en siècles, les hommes ont fini par se convaincre, à partir de leur propre malheur, que les révolutions détruisent le caractère organique de la société, qu’elles ruinent le cours naturel de la vie, qu’elles annihilent les meilleurs éléments de la population en donnant libre champ aux pires. Aucune révolution ne peut enrichir un pays, tout juste quelques opportunistes sans scrupules et elles se font toujours au prix de morts innombrables, d’un appauvrissement généralisé et d’une dégradation durable de la population.
Le mot révolution lui-même, du latin revolvo, signifie rouler en arrière, revenir, ressentir à nouveau, rallumer, dans le meilleur des cas, mettre sens dessus dessous. Bref, une kyrielle de significations peu enviables. De nos jours, si de par le monde on accole au mot révolution l’épithète de «grande», on ne le fait plus qu’avec circonspection et, bien souvent, avec beaucoup d’amertume. Désormais, il est de mieux en mieux compris que le progrès social que nous désirons si ardemment peut être obtenu par le biais d’un développement évolutif normal, avec infiniment moins de pertes et, sans cette corruption généralisée. Nous devons être capables d’améliorer patiemment ce que nous offre chaque jour que Dieu fait. Il serait bien vain d’espérer que la révolution puisse améliorer la nature humaine et pourtant c’est ce que votre révolution, et plus particulièrement la nôtre, la révolution russe, avaient particulièrement espéré.
La Révolution française s’est déroulée au nom d’un slogan intrinsèquement contradictoire et irréalisable : liberté, égalité, fraternité. Dans la vie sociale, la liberté et l’égalité tendent à s’exclure mutuellement et sont même des concepts antagonistes! La liberté détruit l’égalité sociale, c’est même là un de ses rôles, tandis que l’égalité restreint la liberté car, autrement, on ne saurait l’atteindre. Quant à la fraternité, elle appartient à un tout autre domaine. Dans ce cas précis, il ne s’agit que d’un ajout accrocheur au slogan. La véritable fraternité ne s’accomplit qu’à travers des moyens spirituels et non sociaux. Pour couronner le tout, les mots menaçants “ou la mort” furent ajoutés à ce slogan ternaire, ce qui en détruisait toute la signification.
Je ne souhaite à aucun pays de faire l’expérience d’une “grande révolution”. Seul l’avènement de Thermidor empêcha la révolution du XVIIIe siècle de détruire la France. La révolution russe, elle, n’a pas connu de Thermidor qui ait su l’arrêter. Elle a entraîné notre peuple jusqu’au bout, jusqu’au gouffre, jusqu’à l’abîme de la perdition. Je regrette qu’il n’y ait pas ici d’orateurs qui puissent ajouter ce que l’expérience leur a appris, au fin fond de la Chine, du Cambodge, du Vietnam, nous dire quel prix ils ont payé, eux, pour la révolution. L’expérience de la révolution française aurait dû suffire pour que nos organisateurs rationalistes du bonheur du peuple en tirent les leçons. Mais non ! En Russie, tout s’est déroulé d’une façon pire encore et à une échelle incomparable. De nombreux procédés cruels de la Révolution française furent studieusement appliqués sur le corps de la Russie par les communistes léninistes et par les socialistes internationalistes, à la différence que ces derniers possédaient un degré de contrôle organisationnel encore plus important et systématique que celui exercé par les Jacobins.
Nous n’avons pas eu de Thermidor, mais — et nous pouvons en être fiers, en notre âme et conscience — nous avons eu notre Vendée. Et même plus d’une. Ce sont les grands soulèvements paysans de 1920-21. J’évoquerai seulement l’épisode suivant : ces foules de paysans, armés de bâtons et de fourches, qui marchèrent sur Tanbow, au son des cloches des églises avoisinantes, pour finir fauchées par des mitrailleuses. Le soulèvement de Tanbow dura pendant onze mois malgré l’emploi par les communistes de chars d’assaut, de trains blindés, d’avions, de la prise d’otages parmi les familles des révoltés et le fait que les communistes aient été à deux doigts d’utiliser des gaz toxiques. Nous avons connu aussi une résistance farouche au bolchevisme chez les Cosaques de l’Oural, du Don, de Kuban, de Terek, étouffés dans les torrents de sang d’un véritable génocide.
En inaugurant aujourd’hui le mémorial de votre héroïque Vendée, mon esprit se dédouble. Je vois en pensée les monuments qui vont être érigés un jour en Russie, témoins de notre résistance russe aux déferlements de la horde communiste et de ses atrocités. Nous avons survécu au XXe siècle, un siècle de terreur, l’effroyable couronnement de ce Progrès qui faisaient tant rêver les hommes du XVIIIe siècle. Aujourd’hui, je pense que les Français seront de plus en plus nombreux à mieux comprendre, à mieux apprécier et à mieux conserver avec fierté dans leur mémoire la résistance et le sacrifice de la Vendée.”
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