“Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes.” Bossuet
L’observation des rapports de force politiques au sein des sociétés occidentales révèle, en apparence, un paradoxe. Alors que les idées dites conservatrices semblent être largement partagées par la population ainsi que par la majorité des forces de sécurité, ce sont pourtant les idées « progressistes» qui se sont imposées en Occident, bien qu’il apparaisse de façon de plus en plus évidente qu’elles sont en train de conduire notre civilisation ainsi que les différents peuples qui la composent à la ruine.
Certains expliqueront le succès des forces progressistes par une meilleure organisation, une plus grande habileté et leur domination sans partage de secteurs essentiels au contrôle des esprits tels que l’éducation, les médias, la justice, le monde universitaire ou encore la culture. D’autres diront encore que le progressisme est une pathologie mentale affligeant des sociopathes dont le rapport relatif à la vérité leur permet plus facilement de mentir, de tricher et d’imposer à leurs adversaires des règles que ceux-ci ont la suprême naïveté de s’obstiner à respecter.
Tout cela est vrai mais ces analyses ignorent une dimension essentielle pour comprendre la nature profonde de l’idéologie des progressistes mais également la raison de leurs victoires répétées sur les conservateurs.
Pendant longtemps, le clivage « gauche/droite » a structuré la vie politique. Aujourd’hui, il s’est substitué, avec un ensemble de nuances, à un clivage « progressiste/conservateur» ou encore « oligarchie/populisme ». En France, la ligne de fracture se trouve le plus souvent entre, d’un côté, ceux qui se réjouissent ou nient le Grand Remplacement et ses corollaires et, de l’autre côté, ceux qui s’y opposent et le combattent. Malheureusement, aucun de ces clivages ne permet d’aller au fond des problèmes et leur emploi contribue à entretenir une confusion qui rend impossible une véritable résolution.
Pour le comprendre, il est nécessaire de prendre conscience que notre époque se trouve au cœur d’un conflit d’essence non pas politique mais religieuse. Comme je l’ai expliqué dans « De la religion de l’Homme », nous nous trouvons au cœur d’un combat entre deux visions radicalement opposées de l’Homme et de son rapport au divin : d’un côté, ceux qui placent l’Homme au centre de toute chose, adhèrent à l’idéologie relativiste du Progrès et cherchent donc à créer un ordre artificiel fondé sur l’individualisme, le matérialisme et toutes les fausses valeurs du « porteur de lumière» ; de l’autre, ceux qui admettent leur condition de créatures, acceptent de servir, croient en certaines vérités éternelles et immuables, et cherchent à trouver leur place au sein d’un ordre naturel créé par Dieu.
En réalité, cette distinction oppose ce qu’il convient d’appeler l’esprit moderne à l’esprit traditionnel. Apparu à la Renaissance et s’étant développé et étendu avec les Lumières, l’esprit moderne est un phénomène propre à l’Occident ayant conduit à la disparition progressive des pensées, des comportements et des hiérarchies propres aux sociétés traditionnelles. Dans la crise du monde moderne, René Guénon a proposé une remarquable définition de l’esprit moderne :
“Rien ni personne n’est plus à la place où il devrait être normalement ; les hommes ne reconnaissent plus aucune autorité effective dans l’ordre spirituel, aucun pouvoir légitime dans l’ordre temporel ; les « profanes » se permettent de discuter des choses sacrées, d’en contester le caractère et jusqu’à l’existence même ; c’est l’inférieur qui juge le supérieur, l’ignorance qui impose des bornes à la sagesse, l’erreur qui prend le pas sur la vérité, l’humain qui se substitue au divin, la terre qui l’emporte sur le ciel, l’individu qui se fait la mesure de toutes choses et prétend dicter à l’univers des lois tirées toutes entières de sa propre raison relative et faillible.“
Adopter et comprendre cette grille de lecture permet de mieux comprendre les échecs répétés des « conservateurs ». En effet, faute de comprendre la véritable nature du clivage, nombre d’entre eux ont adopté dans les faits l’idéologie moderne et sont devenus mentalement et philosophiquement d’authentiques « progressistes ». Dès lors, comment vaincre un ennemi avec lequel la différence n’est pas de nature mais de simple degré ? Comment s’opposer à un système de valeurs dont on partage en réalité les postulats fondamentaux? Comment triompher d’un ennemi dont on a en réalité pleinement assimilé les valeurs ?
L’ironie de ce constat est d’autant plus cruelle qu’à bien des égards, les systèmes auxquels les « conservateurs modernes » prétendent s’opposer, en l’occurrence l’islam et le progressisme, se trouvent dans les faits bien plus proches des organisations et des modes de pensées traditionnels que de ceux des prétendus conservateurs et c’est justement cette proximité qui explique en grande partie leur succès. En effet, si l’homme moderne possède une supériorité, celle-ci est uniquement d’ordre technique et ne lui permet ni de combattre l’effondrement de sa propre civilisation, ni de remporter des victoires contre des adversaires restés fidèles à l’esprit traditionnel, comme en témoignent les échecs répétés de la super puissance américaine contre les Viêt-Cong et les Talibans.
De la même manière, il n’y a rien de surprenant à voir l’islam, système traditionnel, conquérir et remplacer les sociétés occidentales alors que ces mêmes sociétés, du temps où étaient encore traditionnelles, étaient parvenues durant plusieurs siècles à lui faire obstacle. Pour les modernes, il est en revanche encore plus difficile de comprendre qu’en dépit des apparences, la pensée « progressiste » s’avère bien plus « traditionnelle » que celle des conservateurs et que c’est justement cette proximité plus étroite avec la tradition qui contribue à expliquer aussi bien son influence que sa diffusion.
Commençons tout d’abord par rappeler que la pensée progressiste est de nature profondément religieuse, une véritable « religion de l’Homme », pouvant être considérée comme une authentique hérésie chrétienne. En effet, une analyse en profondeur de l’idéologie progressiste révèle que celle-ci possède toutes les caractéristiques d’une religion totale, composée de croyances, de rituels et de comportements qui englobent chaque aspect de la vie de l’individu et qui vont des interdits alimentaires (bio/végan) aux rituels expiatoires (bilan carbone), jusqu’à la parousie (métissage généralisé) et au jugement dernier (catastrophe climatique). Pour finir, la religion progressiste possède même ses démons (l’extrême droite), ses prophètes (Greta Thunberg) et ses martyrs (George Floyd).
En conséquence, les progressistes sont, à leur manière, en réalité bien plus proches de la pratique religieuse traditionnelle, qui place la religion au centre de tout, que ne le sont leurs homologues conservateurs pour qui la religion constitue bien souvent une dimension « à part » relevant du simple domaine privé.
Comparée à la ferveur de cette piété religieuse progressiste, autant dire que celle qui anime le camp conservateur fait plutôt pâle figure. Durant le confinement de 2020, combien de chrétiens sont descendus dans la rue pour protester contre la fermeture des églises ? Combien de conservateurs sont véritablement prêts à mourir pour lutter contre le Grand Remplacement ? Parmi les amoureux de la France et de ses traditions, combien, suivant l’exemple du chef des Talibans, seraient prêts à passer huit ans à Guantanamo pour faire advenir le Frexit ?
Au-delà de l’intensité et de la centralité de sa croyance religieuse, l’idéologie progressiste se trouve caractérisée, en dépit de son attachement proclamé à la défense de l’individu et de ses droits, par un fonctionnement traditionnel opérant selon une logique communautaire et tribale. Non seulement les progressistes possèdent la capacité d’agir et de penser en groupe, mais ceux-ci sont passés maîtres, des trotskistes aux Antifas en passant par l’Open Society de George Soros, dans l’art de se coaliser et de se mobiliser aussi bien pour la réalisation d’un projet commun, la défense du groupe que la neutralisation de ses adversaires. Là où les conservateurs peinent à développer des stratégies communautaires efficaces, les progressistes opèrent en réseau, organisent des manifestations, créent des associations, investissent des zones à défendre et se comportent davantage comme une communauté traditionnelle que comme des individus modernes, isolés, atomisés et in fine totalement inoffensifs.
Pour finir, les progressistes ont en commun avec les sociétés traditionnelles de respecter les hiérarchies, n’hésitant pas à se placer sous la tutelle de maîtres et de gourous. Qu’il s’agisse de Marx, de Lénine, de Mao, de Saul Alinsky ou encore de Greta Thunberg, les progressistes, en dépit de leur passion affichée pour l’égalité, ont l’intelligence de se placer sous l’autorité de grandes figures et d’appliquer avec une redoutable efficacité leurs préceptes ou leurs stratégies là où le conservateur, en parfait moderne, se croit capable de penser tout seul et d’inventer dans son coin sa propre doctrine d’individu « libre et éclairé » se condamnant par la même à la stérilité ainsi qu’à l’impuissance.
Pour conclure: la supériorité des progressistes/mondialistes sur les conservateurs tient au fait que ceux-là, qu’ils soient marxistes, écologistes ou lucifériens, sont profondément religieux et ont adopté un mode de fonctionnement social ou mental bien plus proche des sociétés traditionnelles, qu’ils rejettent en paroles mais imitent en actes, que celui des conservateurs qui, bien que prétendant défendre la tradition en paroles, souscrivent à la vision moderne de la société et de l’Homme en actes.
Pour échapper au piège de la modernité, les conservateurs doivent comprendre l’importance de se réapproprier les attributs de la société traditionnelle et qu’en Occident, le seul chemin passe par un retour au christianisme, une réalité parfaitement comprise par René Guénon dès 1927 :
“Nous pensons d’ailleurs qu’une tradition occidentale, si elle parvenait à se reconstituer, prendrait forcément une forme religieuse, au sens le plus strict de ce mot, et que cette forme ne pourrait être que chrétienne car, d’une part, les autres formes possibles sont depuis trop longtemps étrangères à la mentalité occidentale et, d’autre part, c’est dans le Christianisme seul, disons plus précisément encore dans le Catholicisme, que se trouvent, en Occident, les restes d’esprit traditionnel qui survivent encore.“
Si les Occidentaux veulent survivre et les conservateurs triompher, il faut donc qu’ils redeviennent chrétiens. Chrétiens non pas à la façon de Vatican II mais à la façon du Moyen Âge ; chrétiens de façon à comprendre que le catholicisme n’est pas un élément de l’identité française, il est l’identité française ; enfin, chrétiens de façon à comprendre que le vrai combat n’est pas politique mais spirituel. Une fois que la majorité des forces conservatrices ou populistes aura compris qu’en France, seul Dieu peut faire l’union des droites, tout le reste suivra.
Disons les choses clairement : tant que le peuple français, et les peuples occidentaux en général, n’auront pas retrouvé leur foi chrétienne ainsi qu’un mode de pensée traditionnel, l’effondrement de leur civilisation se poursuivra et ceux qui cherchent à l’empêcher ou à limiter son impact ne pourront aller que d’échecs en échecs.
Pour agir efficacement, il est donc nécessaire de rejeter les postulats fondamentaux de la modernité et d’œuvrer à la diffusion d’une pensée traditionnelle dont les points fondamentaux sont :
- le primat du spirituel sur le matériel
- le rejet de l’égalité et la reconstitution de hiérarchies
- le rejet de l’individualisme au profit de la défense du bien commun
- l’affirmation de l’existence de certaines vérités éternelles et immuables
Comme l’avait compris René Guénon, l’essentiel de cet effort doit être d’une part, porté par une véritable élite, à condition que celle-ci ne se laisse pas détourner de son but aussi bien par les difficultés ni par les séductions exercées par de fausses doctrines promues par de faux prophètes et d’autre part, que cet effort soit accompagné par l’Église catholique, seule institution occidentale encore détentrice, en dépit de tous les efforts pour la détruire de l’intérieur, d’une tradition encore vivante et authentique.
Mais surtout, cette diffusion de l’esprit traditionnel doit passer par un retour à un authentique esprit de conquête. Confronté à de formidables adversaires et à toute l’inertie de l’esprit du temps, les forces de la tradition ne doivent pas se contenter du rôle de dernier carré d’irréductibles chargés de préserver un tas de braises encore rougeoyantes qui, sans changement de complet de paradigme, finiront par s’éteindre et se transformer en cendres. Non! Il appartient à tous ceux qui veulent sauver leur pays et leur civilisation de souffler vigoureusement sur ces braises pour qu’en jaillisse à nouveau un grand feu qui, parti de France, ira éclairer d’abord l’Europe et ensuite le monde. Ce n’est qu’en adoptant cet état d’esprit plein d’espérance, de fougue et de courage que les jeunes conservateurs d’aujourd’hui trouveront la force de réaliser le grand projet entrevu par Simone Weil : le retour à un ordre éternel momentanément perturbé.
Pour aller plus loin :
La crise du monde moderne, René Guénon
Diagnostics, Gustave Thibon