Du triomphe de la Croix

Le triomphe du christianisme sur le paganisme, Gustave Doré (détail)

Vous aurez des tribulations en ce monde mais gardez courage car moi, j’ai vaincu le monde” Jean 16:33

Lors de la fête de Pâques, les chrétiens célèbrent la Résurrection du Christ qui vient succéder à l’épreuve de la Passion et à son supplice sur la Croix.  Réduits à sa dimension purement religieuse, la signification philosophique et anthropologique de ces événements échappe bien souvent à ceux qui ne croient pas mais aussi à certains croyants eux-mêmes.

Cette méconnaissance d’une des significations profondes de la mort du Christ sur la croix est d’autant plus regrettable qu’à bien des égards,  les hommes et les croyants du XXIe siècle possèdent  une clé de compréhension qui faisait défaut à ceux des siècles passés.  Cette clé, c’est la théorie du philosophe René Girard sur la violence mimétique et les boucs émissaires.

En résumé, René Girard nous explique que l’humanité se trouve, depuis ses origines, prisonnière de la logique du désir mimétique, c’est-à-dire l’imitation du désir de l’autre. La rivalité étant contagieuse, ce processus d’imitation provoque une escalade qui aboutit inévitablement à une crise mimétique ne pouvant être résolue que par la violence, c’est-à-dire par le sacrifice d’une victime, le fameux « bouc émissaire », contre laquelle l’ensemble du groupe va se coaliser.  

A travers cette grille de lecture, René Girard nous révèle des « choses cachées depuis la fondation du monde », c’est-à-dire la succession des cycles de violences mimétiques, souvent liés au thème du double (jumeaux) ou au sacrifice d’une figure d’autorité (Roi/Dieu) et qui finissent toujours par aboutir par la mise à mort d’un bouc émissaire, une logique que l’on retrouve parfaitement à l’œuvre dans la plupart des grands mythes fondateurs : Caïn et Abel, Romulus et Remus, et plus proche de nous, la décapitation de Louis XVI, victime sacrificielle de la Révolution Française dont la mort vint ouvrir un nouveau cycle de violence mimétique absolument catastrophique pour le peuple français.

Or, nous dit René Girard, il est essentiel de comprendre deux choses.

Premièrement, le cycle de la violence mimétique est entièrement crée et contrôlé par Satan.

Satan a besoin de la violence mimétique car c’est grâce à elle qu’il règne sur le monde, d’abord en créant le «scandale » (la rivalité mimétique)  qui va ouvrir le cycle et ensuite par le sacrifice du bouc émissaire qui va le refermer. Pour René Girard, Satan symbolise ainsi le processus mimétique dans son ensemble et le Christ lui-même ne décrit pas autre chose quand il explique dans l’Évangile de Marc que « Satan expulse Satan ».

Deuxièmement, le peuple hébreu est le premier peuple à avoir eu l’intuition du caractère « satanique » de la violence mimétique comme en témoignent de nombreux récits de l’Ancien Testament comme le sacrifice d’Isaac, les souffrances de Job ou encore la trahison de Joseph par ses frères, récits qui contiennent pour la première fois dans l’Histoire l’idée que le bouc émissaire pourrait être en réalité une victime innocente.

Si cette intuition se trouve présente dans l’Ancien Testament, il faudra en revanche  attendre la venue du Christ et le témoignage des Évangiles pour que le projet de sortir du cycle de la violence mimétique se trouve pleinement réalisé.

Tout d’abord, nous dit René Girard, nous commençons par assister à une répétition du cycle de la violence mimétique telle qu’elle a toujours existé avec la mort et le sacrifice de Jean Le Baptiste qui agit à la fois comme un rappel mais aussi comme une répétition, au sens théâtral, de ce qui va se passer avec le Christ. Une fois ce rappel effectué, nous allons être les témoins d’un nouvel épisode du cycle de la violence mimétique à travers ce moment charnière de l’histoire du monde que constitue la Passion du Christ.

Au début, tout se déroule selon le schéma habituel : le scandale s’est produit et la foule s’est liguée contre le Christ qui endosse à la perfection le rôle du bouc émissaire, « ce roi des juifs » que l’on va sacrifier. Par peur de l’émeute ou de la violence du groupe, tous ceux qui auraient pu empêcher la crucifixion du Christ laissent faire : Ponce Pilate essaie de substituer un autre bouc émissaire, Barrabas, mais finit par se plier au désir de la foule ; l’apôtre Pierre renie le Christ de peur d’être lui aussi sacrifié et le mauvais larron, lui-même crucifié, prend également le parti de la foule contre le Christ. Déterminé de son côté  à aller au bout de son supplice, le Christ comprend parfaitement le cycle de la violence mimétique dont il est la victime : « Seigneur pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font. »

Au final, tout est accompli.

Le Christ meurt sur la croix, la crise sacrificielle du cycle mimétique a été menée à son terme et Satan semble, une fois de plus, avoir triomphé.

Mais il se produit à ce moment un retournement de situation unique dans l’Histoire.

En acceptant de mourir sur la croix, le Christ a révélé au monde et de façon définitive la logique de la violence mimétique et le sacrifice ignominieux du bouc émissaire. Satan croyait avoir triomphé mais c’est lui qui, en réalité, se retrouve cloué sur la Croix tandis que le cycle mimétique dont il est le maître se retrouve révélé à la terre entière à travers le récit qu’en feront les Évangiles !  Avant la Passion, l’épisode de la femme adultère nous montre d’ailleurs sans aucune ambigüité que le Christ avait parfaitement compris la logique des cycles de violence mimétique et identifié les moyens d’en sortir.

Ainsi, en endossant lui-même  le rôle du bouc émissaire et en rendant visible à tous la réalité du cycle de la violence mimétique, le Christ s’est sacrifié pour offrir à l’humanité une chance d’en sortir !

Si le concept de « bouc émissaire » nous est aujourd’hui aussi odieux que familier, c’est parce que le christianisme nous a révélé sa réalité et que nous vivons depuis des millénaires dans une civilisation chrétienne fondée sur sa révélation !   En tant que symbole, la croix vient ainsi nous rappeler que le sacrifice a eu lieu une bonne fois pour toute et qu’il est donc inutile de le répéter, tout comme l’Eucharistie nous permet de reproduire le sacrifice et la consommation du corps de la victime (ceci est mon corps, ceci est mon sang).    

Ainsi, comme le dit René Girard à la suite de Simone Weil, l’Évangile est moins une science de Dieu (théologie) qu’une science de l’Homme (anthropologie), c’est-à-dire que grâce à la Bible, l’humanité a pu comprendre la réalité du cycle de la violence mimétique qui la gouvernait depuis des millénaires et s’est ouvert, grâce au sacrifice du Christ et au récit fait par les Évangiles, la possibilité d’y échapper.

A Pâques, l’Occident célèbre ainsi la victoire du Christ sur la mort mais également son triomphe, grâce à son sacrifice, sur le cycle de la violence mimétique symbolisé par Satan.

Ce bref exposé permet donc de mieux comprendre à la fois le génie du christianisme mais aussi le risque que fait courir à notre civilisation le processus de déchristianisation et le retour d’une pensée païenne.

Une société qui rejette le Christ et son exemple se retrouve condamnée à rouvrir le cycle de la violence mimétique qui avait été refermé par sa mort sur la croix. Dans une telle société, Satan peut à nouveau créer des scandales, entretenir, à travers la fiction de l’égalité, la rivalité mimétique du « tous contre tous » et ainsi créer un nouveau cycle  qui ne pourra conduire qu’au sacrifice de victimes innocentes pour restaurer l’harmonie de la communauté et apaiser la colère des Dieux. Dès qu’une société se déchristianise, ce n’est qu’une question de temps avant qu’elle ne se remette à pratiquer, à plus ou moins grande échelle, les sacrifices humains.

En ce jour de Pâques, les chrétiens célèbrent  la victoire du Christ sur la mort mais ceux qui ne croient pas peuvent également rendre grâce à celui qui s’est sacrifié pour nous révéler la réalité destructrice du cycle de la violence mimétique et toutes ces choses cachées depuis la fondation du monde.

Pour aller plus loin :

English version

La femme adultère (exemple de rupture du cycle mimétique par Jésus)

1- En se mettant en retrait, Jésus refuse d’entretenir la rivalité mimétique

2- Par sa question, Jésus individualise les pharisiens et les sort ainsi de la logique de groupe

Je vois Satan tomber comme l’éclair, René Girard (lecture essentielle)

La Violence et le Sacré, René Girard

Ce sang qui nous lie, Sylvain Durain

De la religion

Des boucs émissaires

Avé César

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