Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose.
Francis Bacon
Pour l’époque moderne, le Moyen Âge fait figure de repoussoir, une réalité que traduit à merveille le langage courant. N’entendons-nous pas sans cesse les journalistes, les hommes politiques et même certaines de nos connaissances se réjouir que « nous ne soyons plus au Moyen Âge » ou, à l’inverse, de condamner des pratiques, des comportements ou des idées qualifiés de « dignes du Moyen Âge » ?
En réalité, cette vision extrêmement négative du Moyen Âge ne repose sur rien de plus qu’un ensemble de préjugés, en partie entretenus par une redoutable propagande sur laquelle nous reviendrons, ainsi que sur une ignorance profonde de cette période qui, bien que recouvrant plus de mille ans d’histoire se trouve le plus souvent résumée à quelques clichés : les seigneurs brutaux écrasant des paysans misérables sous les taxes et les corvées, une Église toute puissante contrôlant les esprits et brûlant les hérétiques au bûcher et des femmes cloîtrées dans des châteaux ou des couvents et réduites à la seule fonction de génitrice.
Avant de commencer à corriger cette image fausse en tous points, commençons par rappeler que l’existence même d’une période dite du « Moyen Âge » fait l’objet d’un vif débat parmi les spécialistes, conduisant même certains d’entre eux à affirmer que le terme de « Moyen Âge » constituerait une facilité de langage ne recouvrant aucune réalité historique.
Pour l’historienne Régine Pernoud, il serait plus juste de parler tout d’abord de la période franque qui irait de la chute de Rome (476) à l’avènement des Carolingiens au VIIIe siècle. La seconde période serait celle de l’âge impérial d’une durée d’environ deux cent ans et correspondant au règne des Carolingiens. Le milieu du Xe siècle jusqu’au XIIIe siècle pourrait constituer l’âge féodal marqué, notamment en France, par un ensemble de caractéristiques communes et une véritable unité. Enfin, il serait possible de réserver le terme de moyen âge aux XIVe et XVe siècles, période de véritable transition entre le système féodal et la monarchie et marquée de surcroît par de profonds bouleversements sociaux, économiques et artistiques.
Loin de chercher à trancher ce débat de spécialistes, nous nous contenterons, dans le cadre de cet article, de tordre le cou à quelques clichés concernant le Moyen Âge, en premier lieu celui de la condition paysanne.
Commençons tout d’abord par rappeler que si l’esclavage constitue une des caractéristiques de la période antique, la pratique disparait totalement au Moyen-Âge en grande partie grâce à l’influence de l’Église. Dès 542, le Concile de Lyon interdit en effet de réduire en esclavage un homme libre et à partir de l’époque carolingienne, il sera définitivement interdit de mettre en esclavage des chrétiens, ce que revient à une interdiction de fait dans une Europe entièrement chrétienne. Si la disparition de l’esclavage a bien pour corollaire le développement du servage, il serait malhonnête de voir une équivalence entre les deux états. Là où l’esclave est juridiquement considéré comme une chose, le serf est considéré comme un homme, de surcroît baptisé et chrétien. A ce titre, il peut se marier, fonder une famille et posséder certains biens en propre.
Pour un esprit moderne, il est difficile de comprendre que ce lien qui attache le serf à sa terre constitue en réalité pour ce dernier une protection car même le seigneur ne peut l’en chasser. En échange, le serf a le devoir d’entretenir, de cultiver et d’embellir cette terre. Quel sort est le plus enviable ? Celui du serf assuré de finir ses jours sur son lopin de terre et de transmettre sa charge à ses enfants ou celui de l’ouvrier agricole moderne pouvant être licencié du jour au lendemain et condamné à quitter la terre qu’il a cultivé toute sa vie le jour de sa retraite venu ? Aboli de fait au Moyen Âge, l’esclavage fera son grand retour avec la période moderne caractérisée, entre autres, par le retour de l’influence antique et notamment par un droit romain qui viendra à la fois soutenir la réintroduction de l’esclavage et appuyer la concentration monarchique du pouvoir.
Sur le plan politique, les esprits modernes ont justement une fâcheuse tendance à plaquer leur vision moderne du pouvoir et de la puissance publique sous une réalité médiévale bien différente dans les faits, et à bien des égards, autrement plus libre que celle que nous connaissons aujourd’hui. Commençons donc par rappeler que le serment d’homme à homme se trouve au cœur de la société médiévale. Chaque membre de la société qu’il soit roi, seigneur ou vilain se trouve au cœur d’un réseau extrêmement dense d’obligations réciproques qui se cumulent et parfois se chevauchent. Au sein de ce système, les droits ne sont pas accordés de façon abstraite par un code civil mais sont fixés de façon empirique par la coutume.
La complexité et la richesse de ce système féodal qui vient combler le vide laissé par l’effondrement de l’empire carolingien se trouve trop souvent réduit à la dénonciation caricaturale des fameux privilèges dont les révolutionnaires de 1789 feront leurs choux gras. Sur ce point, rappelons tout d’abord que les privilèges les plus tristement célèbres comme le droit de cuissage ou de prélassement constituent en réalité de pures inventions mais surtout, soulignons que ces privilèges dénoncés par les révolutionnaires ne sont pas l’apanage des seuls seigneurs mais le plus souvent ceux de paysans, d’artisans, de meuniers et même parfois de communes entières !
Loin de notre monde régi par une seule loi venue d’en haut, le monde médiéval est un monde d’exceptions et de coutumes locales, « hérissé de libertés » où il est souvent bien difficile pour le roi et le seigneur, dépourvu de moyens modernes de communication et de contrôle, de percevoir ce qui lui est dû, voire même de contraindre ses vassaux ou ses sujets d’obéir à ses ordres. Ce n’est d’ailleurs qu’à partir du XIIIe siècle, sous l’influence des juristes méridionaux présents à la cour de Philippe le Bel que commencera ce processus de centralisation de l’autorité par la loi au détriment des particularités locales qui finira par aboutir à l’état centralisé que nous connaissons aujourd’hui. Pour conclure sur ce sujet, nous invitons le lecteur à comparer la condition du paysan médiéval « écrasé de taxes » selon l’imagerie populaire, en réalité frappé par un taux d’imposition compris entre 10 et 25%, à celle du citoyen « libre et éclairé » de l’année 2021 ponctionné, sous la forme de divers taxes et prélèvements, de plus de 50% de ses revenus par l’État et devant, pour circuler en France, s’acquitter d’un grand nombre de droits de péage ou de frais de stationnement.
Que serait tout discours sur le Moyen Âge sans cette dénonciation de l’Église accusée d’avoir étouffé pendant des siècles la connaissance et d’avoir brulé tous les esprits iconoclastes de son temps sur les bûchers ? Une fois de plus, cette propagande ne résiste pas à l’examen des faits. En effet, les moines et les ecclésiastiques n’ont pas attendu la Renaissance pour redécouvrir, connaître et exploiter avec profit tous les auteurs de l’antiquité classique et produire des œuvres et des connaissances dont les chercheurs et historiens modernes ont souvent choisi d’ignorer l’existence.
Quant à la fameuse Inquisition, rappelons qu’elle ne concernait, en tant que « police interne », que les hérésies chrétiennes et que les condamnations au bûcher étaient en réalité fort rares (800 condamnés sur 44 674 inculpés sur trois siècles pour l’Inquisition espagnole). Quant au cas emblématique de l’affaire Galilée, souvent citée en exemple de l’obscurantisme en vigueur, rappelons que les faits ont lieu non pas au Moyen Âge mais en pleine période classique (1633) soit plus de cent ans après la Réforme et un demi-siècle après la Concile de Trente !
Sur le plan religieux, ce que ne comprennent ou ne veulent pas comprendre les esprits modernes, c’est le contexte d’une société profondément marquée par la foi et dans laquelle la religion marque tous les actes de la vie quotidienne et assure la cohésion sociale et politique de la communauté. Là encore, l’intransigeance médiévale est-elle vraiment plus sévère de celle qui frappe aujourd’hui les dissidents, les mal-pensants et tous ceux qui contestent et refusent la doxa moderne ? Ne sont-ils pas dénoncés, excommuniés et jetés au bûcher médiatique avec zèle par les Torquemada des temps modernes ? Et que penser d’une société qui sacrifie chaque année 200 000 enfants à naître, nie les faits contraires à l’orthodoxie politique ou sanitaire et condamne les Abélard de son temps à l’oubli ou à la mort sociale ? Les hommes du Moyen Âge ne seraient-ils pas horrifiés par l’obscurantisme de nos nouveaux grands prêtres et la barbarie de leurs sacrifices ?
Pour finir, un mot sur la place de la femme au Moyen Âge. Tout comme dans le cas de l’esclave, l’effondrement de l’empire romain conduit à une « libération » de la femme qui prendra fin à la période moderne marquée par le retour de l’influence antique. Au Moyen Âge, les femmes ne vivent pas cloitrées dans leur foyer ou dans un couvent : elles participent aux travaux de l’exploitation agricole familiale, sont abbesses, châtelaines et gèrent leur propre domaine ou celui de leur mari quand celui est en déplacement ou parti à la guerre. Dans cette société hiérarchisée, la femme et le mari occupent des rôles certes différents mais complémentaires. Sur ce point, les travaux de Sylvain Durain ont montré l’importance de ne pas confondre la famille chrétienne fondée sur l’autorité du père avec la famille dite « patriarcale » fondée sur la tyrannie du pater familias romain.
Pour finir, n’en déplaise à ceux qui ont voulu voir dans l’Église un instrument d’oppression des femmes rappelons que celle-ci ne cesse au contraire de les défendre et de faire avancer leurs droits, notamment sur le plan du mariage, en rendant celui plus difficile à dénouer ou en militant pour le consentement de l’épouse à une époque où les mariages forcés ou les enlèvements sont légions.
De manière générale, comment imaginer qu’un siècle qui a inventé l’amour courtois, célébré la Vierge Marie et a compté plusieurs reines de caractère et un grand nombre d’abbesses aussi puissantes que des seigneurs féodaux ait pu être un siècle d’oppression généralisée des femmes ? N’en déplaise à ceux qui cherchent à réécrire l’Histoire, c’est à partir de la Révolution Française, fortement inspirée par l’Antiquité et par Rome que la condition de la femme connaîtra un fort recul, une tendance qui sera accentuée et poursuivie par la société bourgeoise du XIXe siècle.
Plus généralement et à travers les quelques exemples que nous venons de passer en revue, comment concilier cette vision négative du Moyen Âge avec celle d’une période historique qui a donné à notre pays et à notre civilisation les cathédrales, les abbayes, les premières universités, l’amour courtois, les premiers romans, l’aménagement du territoire par la paysannerie et un ensemble de monuments remarquables dont certains, comme le Mont Saint Michel, subsistent encore aujourd’hui ?
Alors malgré ce bilan, pourquoi le «Moyen Âge » continue-t-il d’être considéré par notre époque comme un âge barbare, un entre-deux obscur entre deux époques civilisées ? A qui a profité ce crime contre le Moyen Âge ?
Les premiers coupables apparaissent au XVIIIe siècle. Sous la plume des philosophes des Lumières et des penseurs favorables aux idées portées par la Révolution, le Moyen Âge devient cette période d’obscurantisme et de privilèges féodaux dont la Révolution devra permettre de libérer le peuple ! L’évocation de ces odieux privilèges, biens souvent fictifs, sera utilisée avec succès par les propagandistes de l’époque pour exciter le peuple contre cet Ancien Régime que l’on cherche à abattre et que l’on rend responsable de tous les maux. Après une première charge qui aboutira à la destruction d’un ordre social millénaire et à la décapitation du roi, la deuxième offensive contre le Moyen Âge aura lieu dans la seconde moitié du XIXe siècle. C’est en effet à partir de 1850-1870 que seront publiés en France un grand nombre de livres de vulgarisation, de manuels scolaires et autres travaux d’historiens républicains qui se chargeront de faire entrer dans l’esprit des Français et des écoliers tous les clichés et préjugés sur le Moyen Âge dont la plupart perdurent encore aujourd’hui.
En réalité, s’il fallait détruire le Moyen Âge, c’est parce qu’à tous les niveaux, cette période constitue l’opposé exact de la modernité et offre l’exemple concret d’une société capable de vivre et de prospérer hors de ses postulats.
Pour célébrer le régime républicain et le contrat social entre les citoyens « libres et éclairés », il fallait diaboliser la royauté, le système féodal, ses privilèges étendus et ce réseau d’obligations réciproques qui unissaient les hommes les uns aux autres.
Pour élever des temples à la déesse Raison et célébrer le divin Progrès, il fallait nier l’apport du christianisme et la fécondité intellectuelle, artistique et sociale de la civilisation chrétienne.
Pour imposer la loi de l’argent, du marché et du contrat, il fallait faire oublier une société fondée sur la foi, l’honneur, le serment où les désirs de l’individu étaient subordonnés à la recherche du bien commun.
Plus généralement, c’est le souvenir de cette France et de cette Europe chrétienne qu’il fallait effacer des esprits pour les remplacer par la religion de l’Homme et les « Lumières » des faux dieux.
Si nos modernes ont dévalorisé ou tenté de passer sous silence le Moyen Âge, c’est pour mieux célébrer, à partir de la Renaissance, ce retour aux conceptions, aux modes, et aux idées de l’Antiquité classique, une évolution qui, bien que considérée aujourd’hui de façon unanime comme un progrès, constitua en réalité un appauvrissement et marqua le début d’un processus d’effondrement dont les dérives de notre époque post-moderne constituent l’aboutissement.
Sur ce point, il est intéressant de noter que les spécialistes honnêtes du Moyen Âge arrivent, par un tout autre chemin, aux mêmes conclusions que le psychiatre Ian McGilchrist. Pour McGilchrist, la période moderne, commençant à la Renaissance, se trouve caractérisée par la prise de contrôle progressive de l’hémisphère gauche du cerveau chargé de l’analytique et du verbal au détriment de l’hémisphère droit, capable d’une pensée holiste et de la recontextualisation d’une information extérieure.
A travers l’opposition entre pensée moderne et pensée médiévale se joue en réalité une lutte plus vaste entre d’un côté, la pensée analytique, l’ordre rationnel, le droit romain, le pouvoir centralisé ; de l’autre, la vision holiste, le christianisme, l’ordre organique, le particularisme local. Deux conceptions différentes de l’Homme, et surtout, de son rapport à Dieu : d’une part un Homme qui cherche à gagner la puissance ou la faveur divine par des moyens techniques ou des rituels ; de l’autre, une créature certaine de l’amour de son Créateur, gardienne de Sa création et cherchant à se rendre digne de Sa Grâce.
Confrontés à l’impasse de la modernité, ceux qui ont aujourd’hui à cœur de reconstruire et de défendre cette civilisation chrétienne désormais menacée de ruine ne doivent pas chercher vainement à “revenir au Moyen Âge” mais doivent œuvrer à faire découvrir et à réhabiliter ce véritable âge d’or de la civilisation française et occidentale et se nourrir par l’esprit, l’organisation et l’esthétique d’une époque dont les exemples et les œuvres peuvent se révéler d’un grand secours pour vaincre et surmonter ces temps obscurs dans lesquels notre civilisation se trouve aujourd’hui plongée.
Pour aller plus loin :
Pour en finir avec le Moyen Âge, Régine Pernoud
Le Moyen Âge, une imposture, Jacques Heers
Économie médiévale et société féodale, Guillaume Travers
Corporations et corporatisme, Guillaume Travers