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Des conflits religieux

Article original publié par Nassim Nicholas Taleb sur Medium en 2020 sous le titre « Religion, violence, tolérance et progrès : rien à voir avec la théologie »  

Traduit de l’anglais par Stanislas Berton

« Cette cité » [Constantinople » dit-il [Grégoire de Nysse] « est remplie de mécaniciens et d’esclaves qui sont tous de profonds théologiens et qui prêchent dans les boutiques et dans les rues. Si vous désirez qu’un homme vous change une pièce d’argent, il vous informe conséquemment que le Fils est différent du Père, si vous demandez le prix d’une miche de pain, il vous est répondu que le Fils est inférieur au Père et si vous voulez savoir si le bain est prêt, la réponse est que le Fils a été créé à partir de rien » d’après Gibbon, Histoire de la Chute et du Déclin de l’Empire Romain.

Les attitudes historiques collectives des catholiques ne découlent pas nécessairement des théologies du catholicisme ; celles des musulmans sunnites, pas nécessairement de la théologie de l’islam sunnite, il s’avère tout simplement que :

1-soit la religion crée un groupe distinct et polarisé et les gens commencent à s’imiter les uns les autres au sein de ce groupe.

2-soit les groupes trouvent de petites divergences théologiques (la plupart du temps sans véritable substance) pour se séparer des autres (par exemple l’Europe du Nord de l’Europe du Sud avec la Réforme, ou les égyptiens coptes des byzantins parlant le grec avec le monophysisme) pendant que ceux qui analysent l’histoire prennent le problème à l’envers en attribuant la différenciation entre les groupes à des divergences théologiques.

Ma thèse ici est que le récit wébérien reposant sur l’idée que les transformations religieuses (par exemple la Réforme) déterminent l’attitude et la culture ne suit pas la logique historique. Et essayer de changer la théologie et les doctrines n’a absolument aucun sens. Il faut changer les mentalités et les normes culturelles, si cela est possible.

L’alternative robuste selon laquelle les gens imitent les mœurs (contagieuses) des membres de leur groupe, définies de façon traditionnelle par la religion, est beaucoup plus logique. De façon générale, les gens préfèrent s’habiller, agir et même penser selon les critères en vigueur au sein de leur groupe, les gens avec lesquels ils s’identifient, ce que nous appelons « l’identité » au sens large. Nous verrons plus loin que les schismes et les hérésies semblent être de nature théologique mais habituellement, c’est plutôt l’inverse : des groupes inventent des différences théologiques pour se séparer, les hérésies possèdent les attributs de mouvements séparatistes ethniques ou culturels.

Weber introduisit ou popularisa l’idée que les protestants possédaient une certaine éthique de travail grâce aux valeurs transmises par leur religion. Cette idée, comme la majorité de la sociologie, a la solidité d’un marshmallow. Prenez le problème à l’envers : les protestants de l’époque avaient une certaine culture et les autres protestants étaient plus susceptibles d’adopter la culture de leurs pairs car la religion agissait comme un aimant pour ces identités. Grâce à la narration fallacieuse, il est toujours possible de trouver dans une religion des éléments qui confirment une théorie donnée. Weber et les wébériens ratèrent le fait que la Révolution Industrielle débuta de façon précoce dans le Nord de la France et la Belgique (deux régions extrêmement catholiques) tandis que le Sud catholique demeurait une région agricole et socialement conservatrice. Ainsi, chacun peut voir à l’œil nu que le facteur décisif n’a rien à voir avec les théologies. C’est tout simplement que les normes culturelles sont contagieuses au sein des identités et cela dans une très large mesure. Au passage, ces normes culturelles n’ont pas encore atteint la Méditerranée car elle a sauté la Révolution Industrielle. Pour n’importe quel statisticien, « l’éthique protestante » est un marqueur Nord-Sud et non Protestant-Catholique.

Contrairement aux autres réseaux et croyances païennes, les trois religions abrahamiques sont mutuellement exclusives, du fait de la règle minoritaire, même si elles sont rétroactivement compatibles (l’islam accepte théologiquement le christianisme et le judaïsme mais l’inverse n’est pas possible, le christianisme intègre de façon pleine et entière l’Ancien Testament).  Vous pouvez adorer à la fois Jupiter et Baal, tout comme vous pouvez avoir de la cuisine franco-japonaise mais vous devez être soit chrétien, soit musulman. La différenciation et la perte du syncrétisme qui a débuté dans le judaïsme lors de la période rabbinique s’est accélérée à l’époque moderne : au Maroc, les juifs et les musulmans avaient des sanctuaires en commun ; à un moment, ce fut la même chose pour les chiites et les maronites au Liban. L’absence de médias et de télévision permit aux coutumes locales d’ignorer des édits religieux lointains. Au 6ème siècle, à Doura Europos, la même salle faisait office de synagogue, de temple païen et d’église. Et au Liban, pendant longtemps, la différence se trouvait entre Qaysites and Yamanites (habitants du Nord et du Sud), une distinction sans doute héritée des Verts et des Bleus Byzantins et qui coupait au travers des appartenances confessionnelles (les Druzes Qaysites combattirent sans pitié les Yamanites et la plus grande bataille,  Ayn Dara, conduisit à la relocation des Druze Yamanites sur le plateau du Golan).

Amine Maalouf, un autre chrétien libanais, comprit le problème de façon intuitive et vit la contradiction dans les récits historiques. Comment se fait-il que l’islam est actuellement la religion associée à l’intolérance alors que ce fut le rôle traditionnellement joué par l’Église catholique ? Il suffit de regarder les preuves manifestes : on trouve beaucoup plus de minorités chrétiennes en terre d’islam que le contraire. Ce sont des groupes catholiques qui ont mené la croisade contre les albigeois, l’Inquisition, la Saint Barthélemy et tant d’autres. Le catholicisme n’a pas changé, ce qui a changé ce sont  les gens et leur culture. A ce que je sache, les textes sacrés n’ont pas été modifiés : ils étaient les mêmes durant l’Inquisition, avant l’Inquisition et maintenant.

Et bien sûr, l’attitude de l’islam sunnite envers le christianisme a changé avec le temps : une poussée d’intolérance depuis la fin du 18ème siècle comme en témoigne la chute continue du nombre de Chrétiens au Levant.

Comparer les théologies n’a pas plus de sens à moins d’avoir subi un lavage de cerveau par des textes de sociologie et d’être devenu incapable de penser avec un minimum de clarté. Les Puritains (Protestants) qui habitaient la Nouvelle-Angleterre et les Salafis de l’Arabie Saoudite et du Golfe Persique ont des théologies pratiquement identiques, fondées sur un communautarisme partagé (refus d’une autorité centrale), l’iconoclasme (absence de représentation, de saints ou de toute esthétique élaborée), absence d’une « église » organisée et une pratique très rigoriste de la religion. Et n’oubliez pas qu’ils vénèrent exactement le même Dieu.

Cette histoire d’identité-mentalité est responsable de bien d’autres choses. Les attentats suicides à la bombe dans l’est méditerranéen et au Moyen-Orient n’étaient pas à l’origine le fait des musulmans salafistes ; c’est dans la dernière partie du 20ème siècle que la pratique (réintroduite près de deux millénaires après les sicaires) commença à se répandre avec les disciples grecs-orthodoxes pan-levantins d’Antun Saadesh. Rien à voir avec les vierges que l’on retrouve au paradis, le genre d’explication ex-post que l’on entend aujourd’hui.

Par conséquent, en matière de développement économique, le groupe auquel vous vous identifiez a son importance. Vous adoptez leur appétit pour des tâches ennuyeuses et répétitives, vous vous concentrez sur la croissance industrielle et le travail dans des organisations hiérarchiques, l’extraction de l’individu de sa famille, la capacité à faire la queue pendant des heures sans tabasser quelqu’un, des vertus (ou des défauts) qui permirent à l’Occident de faire sa Révolution Industrielle.

Début 1900, les sunnites du Levant s’identifiaient à la classe supérieure de l’empire Ottoman et par conséquent, les ottomans s’occidentalisant, ils s’occidentalisèrent tout autant mais à la façon est-méditerranéenne /Europe de l’est : la classe bourgeoise ottomane chercha davantage, d’un point de vue identitaire, à ressembler aux chrétiens bulgares ou grecs qu’aux allemands ou aux autres européens du Nord. Plus tard, les Sunnites libanais, après que la Turquie soit devenue la Turquie, s’identifièrent avec le Moyen-Orient du fait du mouvement appelé « Arabisme » et changèrent leurs mentalités ainsi que leurs habitudes. Aujourd’hui, les chiites libanais s’identifient de plus en plus avec les iraniens (le peuple, pas le régime) et adoptent un comportement social similaire à celui des iraniens avec un intérêt pour l’étude, l’industrie etc…, qui, ironiquement, malgré le régime théocratique sous lequel ils vivent, est bien plus occidental. Amine Maalouf détecta (comme me l’expliqua le généticien Pierre Zalloua) que les chrétiens du Liban s’identifiaient avec l’Occident et que la différence entre eux et les musulmans ne faisait que s’accroître. Les religions, elles, demeurèrent identiques.

Votre façon de penser change avec votre identité et cela inclut votre approche de la résolution de problème. Même des choses comme le test de QI (qui mesure pour l’essentiel la capacité à obtenir de bons résultats sur ce test en particulier) a conduit à une altération de la hiérarchie des résultats au fur et à mesure que les populations commençaient à s’identifier à des groupes différents de leur groupe d’origine: l’Union Européenne a conduit les résultats des irlandais et des slaves du Sud à converger vers la moyenne.

Dans « Jouer sa peau », j’ai expliqué que les règles diététiques agissent comme des barrières sociales : ceux qui mangent ensemble s’associent. Les strictes règles diététiques juives ont permis de créer des diasporas séparées ce qui en retour rendit possible la survie et évita la dissolution sociale. Maintenant considérez le point suivant : il n’y a rien de particulièrement strict dans le texte sacré de l’islam contre le fait de boire de l’alcool, juste une vague recommandation d’éviter d’être ivre lorsque l’on fait face au Créateur. Mais cela était logique du point de vue des habitudes sociales d’interpréter une telle loi comme un interdit strict afin d’éviter de socialiser avec les Chrétiens et les Zoroastriens quand Bagdad était la capitale du Califat et les que les Arabes étaient en minorité. La mentalité trouva un appui théologique et non le contraire.

Pour finir, nous avons tendance à attribuer les conflits à la religion plutôt qu’à des cultures qui veulent vivre entre elles et séparées les unes des autres. Les « érudits » continuent de débattre des différences théologiques qui séparent les maronites, les nestoriens et les coptes des chalcédoniens orthodoxes gréco-byzantins. Peu comprennent que ces hérésies étaient liées à la haine des gréco-romain des gens de la campagne qui ne partageaient pas l’hellénisme des habitants des villes, ici encore,  pour un statisticien, le marqueur est linguistique : araméen/syriaque ou copte d’un côté, grec de l’autre (ou Rum urbain méditerranéen versus les paysans de l’intérieur ou des montagnes parlant une langue sémitique). Il suffit de trouver un désaccord théologique que peu de non-initiés peuvent comprendre et les foules trouveront un moyen de se séparer selon une ligne de fracture hautement polarisée (considérons l’absurdité de la querelle du filioque ou cette grande séparation entre ὁμοιούσιος et ὁμοούσιος qui divise les identités orientales et occidentales). Même chose avec la fracture irlando-anglaise. Et la séparation entre chiites et sunnites concerne moins la succession du calife que le fait que certains groupes ne voulaient pas faire partie de la Sunna au sens large. Pour mémoire, il y a encore cinquante ans les chiites possédaient la taquiya, une forme de dissimulation gnostique comme les Alévis, les Alawites et les Druzes et l’exotérique doit nécessairement être différent de l’ésotérique afin que personne en vie ne soit en mesure de comprendre quoi que ce soit à la véritable nature du conflit.

Notes

En réponse à cet article, Amin Maalouf m’a écrit pour me dire la chose suivante à partir d’un extrait de son livre Le dérèglement du monde:

« Ma conviction profonde, c’est que l’on accorde trop de poids à l’influence des religions sur les peuples, et pas assez à l’influence des peuples sur les religions. A partir du moment où, au IVe siècle, l’Empire romain s’est christianisé, le christianisme s’est romanisé — abondamment. C’est d’abord cette circonstance historique qui explique l’émergence d’une papauté souveraine. Dans une perspective plus ample, si le christianisme a contribué à faire de l’Europe ce qu’elle est devenue, l’Europe a également contribué à faire du christianisme ce qu’il est devenu. Les deux piliers de la civilisation occidentale que sont le droit romain et la démocratie athénienne sont tous deux antérieurs au christianisme.

On pourrait faire des observations similaires concernant l’islam, et aussi à propos des doctrines non religieuses. Si le communisme a influencé l’histoire de la Russie ou de la Chine, ces deux pays ont également déterminé l’histoire du communisme, dont le destin aurait été fort différent s’il avait triomphé plutôt en Allemagne ou en Angleterre. Les textes fondateurs, qu’ils soient sacrés ou profanes, se prêtent aux lectures les plus contradictoires. On a pu sourire en entendant Deng Xiaoping affirmer que les privatisations étaient dans la droite ligne de la pensée de Marx, et que les succès de sa réforme économique démontraient la supériorité du socialisme sur le capitalisme. Cette interprétation n’est pas plus risible qu’une autre ; elle est même certainement plus conforme aux rêves de l’auteur du Capital que les délires d’un Staline, d’un Kim Il Sung, d’un Pol Pot, ou d’un Mao Zedong.

Nul ne peut nier, en tout cas, au vu de l’expérience chinoise qui se déroule devant nos yeux, que l’un des succès les plus étonnants dans l’histoire mondiale du capitalisme se sera produit sous l’égide d’un parti communiste. N’est-ce pas là une puissante illustration de la malléabilité des doctrines, et de l’infinie capacité des hommes à les interpréter comme bon leur semble ?

Pour en revenir au monde musulman, si l’on cherche à comprendre le comportement politique de ceux qui s’y réclament de la religion, et si l’on souhaite le modifier, ce n’est pas en fouillant dans les textes sacrés qu’on pourra identifier le problème, et ce n’est pas non plus dans ces textes qu’on pourra trouver la solution. »

Pour aller plus loin:

De la Religion

De La Rationalité