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De la psychiatrisation du monde

Après “Cracked” (2013), livre, fondamental consacré à l’imposture de la psychiatrie moderne et à l’inflation des troubles mentaux en Occident1, le chercheur en psychologie et psychothérapeute britannique James Davies revient avec “Sedated”, un livre qui s’intéresse cette fois aux causes de cette explosion des problèmes de santé mentale et aux réponses principalement biomédicales qui y sont apportées.

James Davies commence par rappeler un paradoxe déjà évoqué dans son premier ouvrage: bien que les dépenses en matière de santé mentale et la consommation de médicaments psychotropes n’aient jamais été aussi fortes, on assiste à une explosion des troubles mentaux alors, qu’en toute logique, les efforts conjugués des traitements prescrits et la prise en charge accrue devraient conduire à une amélioration de la situation. Il rappelle également que la plupart des troubles mentaux ne possèdent aucune réalité biologique observable et que leur inclusion dans les manuels de psychiatrie comme le célèbre DSM repose sur un consensus scientifique plutôt que sur des bases scientifiques solides. Pour finir, James Davies souligne que de nombreuses études prouvent non seulement que l’effet des antidépresseurs se distingue à peine du placebo mais que l’utilisation de ce dernier dans le cadre de traitement au long cours contribue à dégrader significativement la santé mentale plutôt que de l’améliorer.

Selon James Davies, cette situation trouve son origine dans les liens incestueux noués entre le monde médical et Big Pharma, avec la complicité des gouvernements et des autorités de régulation. Dans « Sedated », James Davies dépasse ce constat et entreprend de se pencher sur les causes profondes du mal-être occidental et l’augmentation croissante du nombre de personnes souffrant de troubles mentaux et prenant des traitements médicamenteux pour ces derniers. Selon James Davies, ce phénomène est due à deux tendances : d’une part, la volonté de psychiatriser et de médicaliser un nombre grandissant d’états mentaux et de comportements ; d’autre part, depuis les années soixante-dix, le développement d’un système socio-économique extrêmement nocif pour la santé mentale. Or, au lieu d’aider les personnes à comprendre l’impact de système sur leur psychisme, la plupart des professionnels de la santé mentale sont formés et incités à dédouaner le système pour faire porter l’entière responsabilité de son mal-être sur l’individu.

Davies donne l’exemple de plusieurs programmes mis en place dans les entreprises ou au sein du système de soin britannique, comme le IAPT2. Alors que ces programmes prétendent aider à identifier les troubles mentaux et à les surmonter, ceux-ci ne s’attaquent jamais aux causes psycho-sociales des problèmes: surcharge de travail, contrats précaires, pression managériale, déshumanisation mais expliquent à l’individu qu’il est entièrement responsable de ce qu’il lui arrive et qu’il n’appartient qu’à lui de surmonter ses difficultés. Pour Davies, alors que le mal-être ressenti par les individus constitue une réponse normale et légitime à un problème structurel, celui-ci est immédiatement médicalisé et imputé à un défaut de l’individu et non du système lui-même. Par exemple, une personne souffrant de ne pas pouvoir conserver la garde de sa fille à cause de l’enchaînement de contrats précaires va être diagnostiquée comme « dépressive » et se verra prescrire une combinaison destructrice de médicaments et de séminaire de « pensée positive », du type : « Le succès est un état d’esprit » ou « Il est toujours trop tôt pour abandonner. »

Davies poursuit son exposé en montrant comment ces problèmes se trouvent aggravés par une approche productiviste du management qui évalue la performance en fonction d’indicateurs numériques arbitraires plutôt que par la résolution des problèmes et une culture matérialiste qui encourage l’avoir au détriment de l’être et présente la consommation de produits, de loisirs, de médicaments comme la réponse à des dysfonctionnements d’ordres structurel.

Face à une idéologie destrutrice qui a désormais infiltrée toutes les sphères de la société, du monde du travail à l’éducation en passant par le politique, la conclusion de James Davies est sans appel: alors qu’ils prétendent désormais se soucier des problèmes grandissants de santé mentale, nos dirigeants cherchent à réalité à faire porter leur entière responsabilité sur les individus plutôt que sur le système corrompu qui les broie. Pour nous en sortir, la priorité doit être un changement radical et systémique, à la fois de la façon dont nous abordons la santé mentale mais aussi, et plus largement, des fondements philosophiques et économiques sur lequel est fondé un système qui ne peut que conduire à une crise de santé publique sans précédent.

Si ce livre, plus ambitieux dans son approche et plus éloigné sur certains points du domaine d’expertise de l’auteur, s’avère moins percutant que “Cracked”, il représente néanmoins une contribution très importante au combat contre la logique économique et politique moderne ainsi qu’une illustration supplémentaire de l’adage selon lequel être adapté à une société malade n’est pas un signe de bonne santé.

1Malgré ou à cause des révélations explosives qu’il contient, « Cracked » n’a toujours pas été traduit en français. Dans le Volume I des Essais (2020), nous avions déjà consacré un essai à ce livre.

2Improving Access to Psychological Therapies (améliorer l’accès aux thérapies psychologiques)

De la psychiatrie (Cracked)

Du Grand Réveil